Leçons au gré du vent

Ici, l'on conte des chroniques relatives aux îlots centraux
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volesprit
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Leçons au gré du vent

Message par volesprit »

La prière « au gré du vent » (Mantra):

Nulle pensée n’est plus rapide que le Temps.
Nul chant ne saurait rattraper le Vent.

Connais-toi Toi-même.

Ainsi, naîtra le Vent par ta bouche,
Et ton chant cadencera le rythme des saisons.



0 :Introduction


Mon cours de ce matin prend décidemment une étrange tournure.
Non pas que ça me déplaise, hein, j’aime être un peu bousculée.
L’imprévu m’a toujours divertie. J’aime ces moments intenses où tout peut basculer, d’un simple mot, d’un geste déplacé, d’une pensée révélée… C’est à ces moments là que je me sens la plus vivante. Durant ces secondes que l’attention transforme en heures, quand le temps devient si dense que l’air se change en plomb, quand l’esprit se focalise tant sur un sujet qu’on en oublie de respirer.
Et c’est là que je puis me révéler utile, surtout après mon séjour dans les ilots, là où l’erreur ne peut nous être mortelle, là où les limites peuvent être testées, et donc là où on peut apprendre à se connaitre plus vite.
Ainsi, quand arrivent ces instants de vérité au campement, d’entre tous les présents, l’impulsion décisive me revient, comme un devoir tacite plus qu’un droit.
Un devoir dont je me passerais évidemment, n’était-ce mes antécédents.
Un droit que je ne ferais pas valoir, si je ne devais réparer une erreur de jeunesse.
Des instants de tension comme ceux-ci, nous en avons tous vécus, avec plus ou moins de bonheur. Et ne vous méprenez pas sur mon discours. Ces moments là, je suis loin de réussir à tous les tourner à mon avantage. Rien de moins évident que de faire changer d’avis un pur instinctif, un croyant ou un caractériel ? Bien sur, un raisonnement peut toujours être faussé et une personnalité réfléchie peut toujours être convaincue. Démontrer une chose comme son contraire en modifiant subtilement les paramètres d’une réflexion est la portée du premier orateur venu. Mais avec certains, leur conception du monde n’est pas le fruit de déductions étayées par des faits, mais celui de vagues intuitions, de ressentis ou de croyances invérifiables. Ils se sont construits tels des châteaux de carte sur des sables mouvants. Alors, quoique vous puissiez dire, plus d’un en arrive à nier jusqu’à la réalité pour sauver l’édifice…
Sachant cela, comment pourrais je en vouloir à cette fille que j’ai faite orpheline et qui doit suivre sagement mes enseignements?
Vous ? Que feriez-vous si on vous imposait pour Thar l’assassin de vos parents ?
Même si je dois avouer que notre Tin a toujours fait preuve de sagesse avec moi, c’est une drôle de choix de sa part car je ne sais que faire face à cette petite….
Qu’elle me crache au visage est une chose que je peux endurer, ça n’est ni la première, ni la dernière fois qu’on me gratifie de cette marque d’intérêt. Après tout, ce n’est qu’une gamine. Mon vrai problème est ailleurs:
Je suis sa Thar. Comment pourrais-je-lui faire sentir que je suis ici pour l’aider et lui enseigner ce que j’ai appris? Que le mal que je lui ai fait, s’il ne peut être réparé, peut au moins illustrer pourquoi elle ne doit pas le reproduire ?
De tous les orphelins dont j’ai eu en charge l’éducation, elle est définitivement la plus rétive, et la seule qui rechigne encore à m’écouter.
Huit fingéliens de patience n’y ont rien changés, elle s’est confortée d’autant mieux sur ses positions.
Certes, mes autres élèves m’ont aussi réservé leurs lots de surprise, mais ils ont tous, à leur manière, surmonté la perte que je leur ai infligée. Ils se sont finalement reconstruits, parce que la source de leur maux était enfin face à eux, abordable. Après mon retour, je n’étais plus une monstruosité bleue inaccessible, exilée au-delà de l’horizon. Je redevenais un être de chair et de sang à portée de voix, avec ses faiblesses. ..
Certains de mes élèves me parlent normalement, et trois d’entre eux, pour sûr, m’ont réellement pardonnée.
Mais Clémence, rien. Pas un mot. Elle est même très loin d’en arriver là.
Oui, parce que ma petite dernière s’appelle Clémence, voyez-vous…
C’aurait pu être un bon présage, malheureusement ni elle ni moi-même ne croyons à ce genre de choses. Pour nous, seuls les faits comptent, hein petite ?
D’ailleurs, elle me ressemble un peu, cette fillette. Un peu trop.
Oh le principe de cause à effet lui est connu, mais tenter de me comprendre est une erreur qu’elle ne commettra pas. Pour mon cas, seule la loi du talion s’applique. Instinctivement, elle répliquera à mon agression.
Et naturellement, elle s’est tournée vers le chant.
Alors Clémence chante.
Elle est douée Clémence.
Autant que je suis patiente.
Cela fait huit fingéliens qu’elle s’entraine, cette petite. Jour et nuit parfois.
Sans relâche, sans temps morts, elle chante ses Cantiques.
Elle n’est d’ailleurs plus si petite que ça, puisqu’il y a neuf mois, elle a passé le rite du chant adulte avec l’éclatante maîtrise qu’évoquait encore notre Tin la semaine dernière : « Et comment sa foi aurait-elle pu donner un autre résultat que le chant magnifique dont elle nous a gratifié ? » me faisait-il remarquer à notre dernière rencontre.
Il est des choses qui ne changent pas : Faire l’erreur de croire que les motivations des autres sont le miroir des nôtres est une impasse que nous avons tous prise…
Donc maintenant, Clémence chante, en télépathe.
Attention, en vraie télépathe, hein.
Pas avec cet ersatz de don qu’accordent les Landes à leur hôtes.
Non, elle use de notre télépathie : La bleue, la vraie.
L’intégrale, la fusionnelle, l’indicible pour qui sait s’y prendre.
Et ma révoltée apprend vite…
Mais pas grâce à moi. Plutôt à cause de moi, en fait.
Elle apprend quand même, et ça, ça restera ma petite victoire d’enseignante.
Ma seule victoire en ce qui la concerne, malheureusement.
Je dis ça car j’ai essayé tous les stratagèmes possibles pour qu’elle m’ouvre son esprit.
Sans effet, si ce n’a été de renforcer sa méfiance.
User de ma force mentale sur elle, si tant est que j’en ai, m’est bien sur proscrit, alors j’attends qu’elle s’ouvre à moi.
J’attends cet instant qui changera tout entre elle et moi.
Ce moment où, inévitablement, nos huit fingéliens d’observation se condenseront en une fatidique poignée de secondes.
Un moment inéluctable où droit et devoir, alors, se confondront.
Elle me chantera surement l’atrocité de mon acte, face à face.
Et elle chantera aussi pour me punir et m’enfermer.
Sa bouche s’ouvrira et libèrera des flots vengeurs…

Et bien devinez quoi ? Ce matin, au saut du lit, Clémence a chanté pour moi.
Huit fingéliens d’attente.
Huit.
Et en quelques secondes s’est entrouverte la porte de sa forteresse mentale pour libérer un flot de notes irrépressiblement conquérantes.
Aveuglée par sa haine, ignorait-elle que c’était le plus beau cadeau à me faire ?
Sa porte s’ouvre en fanfare et j’entre dans la forteresse sans un regard en arrière.
Je ne suis pas du genre à refuser une invitation.
Aujourd’hui, mon cours peut enfin commencer, même si la vue de mon corps inanimé au sol lui fait croire qu’elle en a fini avec moi...
Même notre Tin, qui adore jouer de ma culpabilité, ne pourra plus me reprocher mon manque d’abnégation.
J’ai sauvé tous ceux qui pouvaient l’être, et je sauverai ma dernière victime malgré elle… et malgré moi.
Ici, en ce recoin de sa pensée, la place est plutôt agréable. Je pourrais presque m’y sentir chez moi.
Le temps de m’installer confortablement, la nuit s’imposera.
Alors, seulement alors, ma première pensée sera pour toi, Clémence, maintenant que nous sommes sœurs…
Je te montrerai qui était la Voleuse d’Esprit que tu hais tant, Clémence…
Et je ferai tout pour que nos rêves communs écartent imperceptiblement tes pas de mon funeste chemin…

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volesprit
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1 : Mise en demeure

La nuit se fait.
Les premiers songes écartés de l’esprit de mon hôte, j’y plante mon décor.
Le lieu est symbolique. J’ai choisi ce souvenir ci, petite...
A toi maintenant de me vivre, et peut être enfin de me comprendre.


J’ai chaud.
Je suis assise en position du lotus et j’ouvre les yeux.
Tiens ? jolie place.
C’est l’estrade sur laquelle le Tin nous parle. Celle où j’ai chanté il y a maintenant tant de fingéliens. C’est un lieu indiqué pour faire cours à mes ouailles. Que tous sachent que le Tin parle à travers moi. Je parle maintenant haut et fort en ce lieu de silence aux futurs adultes de ce clan. D’ailleurs, depuis mon retour ici il y a deux fingéliens, j’ai exclu toute transmission télépathique avec mes élèves, comme tous les Thar.
Les enfants dont j’ai pris en charge l’éducation vont du pré-adolescent au presqu’adulte. Ils sont assis en tailleur, face à moi, sur ce modeste espace surélevé.
L’ombre des palmiers environnants et la fraicheur de la source du camp derrière moi tempère peu ou prou l’air suffocant d’une journée qui s’annonce semblable aux précédentes : brûlante, aveuglante, sans vent.
A cette heure de la matinée, c’est la séance des questions/réponses que les jeunes apprécient. Ils ont tant soif d’apprendre que le temps semble leur plus grand ennemi. Les réponses que je leur apporte génèreront d’autres questions, demain, qui amèneront aussi leur lot de réponse, et de questions… L’éducation bleue est ainsi faite qu’à mon âge modeste de 50 fingéliens, on a plus de questions sans réponses que de questions élucidées. Plus je m’instruis, plus je me sais ignorante, en quelque sorte. L’enfant que je n’ai jamais cessé d’être aime ce genre de paradoxe…
Ah, l’une de mes élèves se lève.
C’est Malxia qui m’interpelle aujourd’hui.
Une bonne écolière.
J’ai tué son père.
Il a dépéri lentement après que je lui ai dérobés certains de ses plus précieux souvenirs.
Sa mère, devenue veuve, l’a cependant bien élevée, et malgré la douleur que je leur ai infligée, sa tête sera plutôt bien faite. Malxia n’a accepté de me parler et de m’écouter que depuis quelque mois, depuis que je lui ai révélé que la majorité des souvenirs perdus de son père la concernait, elle et sa mère…depuis que je lui ai dit combien j’étais désolée…et combien il les aimait.
Elle attend, debout, que mon regard se pose sur elle, puis se décide de parler du thème qui l’interpelle aujourd’hui. Il reste une certaine dose de défiance dans ses prunelles.
Je peux comprendre ça, et l’accepte. Je compte sur le temps pour parfaire notre relation.

« Parle-nous des maisons, Thar Sybille » me dit-elle avant de se rassoir.

Mmf. Des maisons. Pourquoi pas des habits aussi ? Encore une caravane des villes qui a du leur mettre des idioties en tête en faisant étape au camp…
Je prends cinq secondes de réflexion, puis entrevois un début d’explication.
Avec plein de petites questions derrière comme je les aime…
Que dirait mon Thar de tout cela ?
Comment jugerait-il ma prestation ?
Allez, cesse de tergiverser Vol’, faut te lancer ma petite !
Pas de trémolo dans la voix, surtout. Et respire.

« Avant toute chose, Roen, il faut construire ta maison loin de toute ville.
C’est important. Plus que tu ne le penses.
Choisis les vertes vallées, les cols abrupts et les déserts infinis comme jardins.
Préfère d’amples tissus aux pierres pour tes murs, prends la voute étoilée comme toit et nomme le vent ton voisin.
Car une demeure des villes n’est qu’un temple personnel dédié à la crainte du lendemain, un refuge moribond pour ceux que la solitude effraie.
Nous, le peuple bleu, ne sommes jamais seuls, car toujours liés par notre télépathie.
Les citadins repoussent leur peur en s’accolant les uns aux autres au milieu de leur prison sortie de terre. Ils y entassent leurs biens pour assouvir leur besoins de confort toujours grandissant, croyant ainsi se préparer aux inévitables désastres à venir.
Mais demain, une fois leur maison trop pleine, leurs voisins trop nombreux, leurs murs d’enceinte trop étroits, que diront ces grégaires ?
Ils étoufferont au milieu de leurs semblables, croulant sous le poids de leurs possessions.
Et leurs possessions ne feront qu’attirer les désastres qu’ils redoutent.
Ils rêveront que leur maison devenue trop petite quitte la ville pour les vastes étendues sauvages où ils pourraient à nouveau respirer.
Nous, le peuple bleu, respirons l’air pur au quotidien.
C’est pourquoi nous établissons notre campement loin de toute ville.
Mais surtout, nous gardons certains de nos besoins inassouvis pour maintenir nos âmes et nos corps en éveil, affutés.
Nous évitons cette fuite en avant qui ne les mène qu’à la mort de l’« être » pour les désillusions de l’ « avoir ».
Restreins-toi, Roen, et temporise tes envies : tu éviteras les écueils de la facilité.
Ton esprit s’endurcira d’autant mieux face à la peur et à l’adversité que tu auras déjà appris à choisir sans contrainte.
Ainsi, plutôt que d’être esclave de tes besoins, tu deviendras maitre de tes exigences.
Tu te fixeras des idéaux dignes de ce nom, qui te porteront plus que tu ne les porteras.
Et tu surmonteras d’autant mieux les jours difficiles que tes possessions te seront indifférentes parce que tu sauras que l’accalmie vient après la tempête.
Ce sable qui entoure nos tentes n’est pas plus à l’un de nous qu’au palmier qui y plante ses racines, à la gerbille qui y élève ses petits, ou au vent qui en sculpte les dunes.
Les tissus qui font les murs de ta chambre, appartiennent ils encore à l’animal qui les portait avant sa tonte ou sont ils déjà un legs pour tes futurs enfants ?
La datte que tu tiens dans la main ne vaut un bon repas que parce que tu la mangeras ce midi avant que le soleil n’en dessèche la chair. De même que son noyau vaudra bientôt autant qu’un généreux dattier s’il est correctement planté… Comme les objets, les maisons n’ont de valeur que par leur usage et ne peuvent nous appartenir pleinement.
Plus que propriétaire des choses, considères toi comme responsable de leur utilisation.
Ta maison, Roen, n’est tienne que par l’image qu’elle projette en ton cœur, parce que tu t’y sens bien, et parce que tu en es responsable.
Tel lieu qui la compose te rappellera un moment de joie, tel chant qui l’habite illuminera tes pensées, telle personne qui l’occupe t’apportera du réconfort. Et pourtant ce lieu qui nous entoure n’est pas tien, ce chant que tu entends est audible par tous et les autres personnes ne nous appartiennent pas…
Ma maison est ici, dis-je en montrant ma tête, et là aussi dis-je en montrant mon cœur, et tout autour de nous appuyai-je en montrant mes élèves de la main.
Ma maison, c’est ce Clan, les hommes et les femmes qui le composent, la tâche qu’on m’a confiée. Cette maison ne sera pas plus mienne si je la réduis au simple morceau de tissu où je passe mes nuits, Roen.
Etre nomade est l’une des forces du peuple bleu dont tu peux être fière, Malxia, car nous le sommes par choix :
Nous sommes nomades non par pauvreté de bien, mais par richesse d’âme.
Voilà ce que je sais des maisons.»

Le silence se fait alors que finit ma phrase.
Mmmh. pas mal. J’m’en suis pas trop mal sortie sur ce coup là, je crois.
Me demande d’ailleurs à quel point ils me croient omnisciente, les petiots…
Allez encore quelques petites secondes de silence pour faire mon effet.
Et hop, on cloture.

« Ma réponse te satisfait elle Malxia, comme les autres ici présents? »

Tous opinent de la tête.
Tous sauf une.
La jeune Clémence.
Un autre enfant se lève, sa question déjà prête au bord des lèvres.

Le rêve s’éloigne…
Chaque nuit que nos chants annoncent, les étoiles qui brûlent de tous leurs feux me rappellent ton regard, Clémence.
Mais la rancune qui l’illumine, le fiel que tu déverses directement de tes prunelles aux miennes égale celle des plus sauvages avatars des Landes que j’ai rencontrés…
Comment vais-je procéder avec toi, Clémence ?
Car sans ta guérison, ma maison s’écroulera.
Réussirais-je à apaiser quelque peu ta douleur, Clémence, que j’accueillerais les ténèbres avec la sérénité des repentis…

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2. Douleur et pardon


Un autre rêve.
Une autre nuit.
Un autre côté du miroir, pour compléter ta vision, petite bacchante, et atténuer la haine qui couve en toi, et l’aveuglement qui en résulte.
Thème de la séance : Crime et justice.
Je me souviendrai longtemps de la seule question que tu m’aies jamais posée directement.
« Parle-nous du crime et de la justice, Volesprit » as-tu dit.
J’entends encore ta voix suavement moqueuse prononcer mon nom.
Tu es la seule de mes élèves qui persiste à m’appeler ainsi.
Toutes deux, nous savons pourquoi. Ta rancune, je l’assume.
Mais me demander ma vision du crime et de la justice ?
Petite futée, va.
A ce jeu là, tu ne joueras pas seule longtemps, Clémence.
En toute chose, on trouve toujours son maître… où son Thar, devrais je dire ?


Abasourdie alors par la question de Clémence, un frisson glacé a tout le temps de parcourir mon échine pour achever de me tétaniser.
Je déglutis péniblement en entendant le sujet proposé.
Crime et justice. Tout un programme.
Voyons comment tu sais nager à contrecourant, Vol’…

« Tout d’abord, Crime et Justice sont des sujets qui nous touchent tous de près, de par mon acte malheureux qui vous lie tous à moi. Merci, Clémence, pour cette question qui me permettra ainsi d’éclaircir les zones d’ombre qui nous séparent encore. »

Hé hé, ça c’est pour faire cogiter ta petite caboche, Clémence.
J‘enchaine prudemment:

« Imaginez une caravane, une longue file de bédouins, arpentant à pied un chemin étroit, et brusquement stoppés par la chute de l’un d’entre eux.
L’homme coupable de ralentir ses suivants, l’est-il simplement parce qu’il a le pied moins agile ou moins sûr que ceux qui l’ont précédé ?
Sa chute n’a-t-elle pas ainsi révélé la pierre qui avait causé son égarement ?
N’a-t-il pas aussi permis à d’autres de l’éviter en leur montrant le chemin à ne pas suivre ?
Mais, plus encore, ceux qui l’ont précédé ne sont ils pas coupables de n’avoir pas ôté la pierre du passage?
Dans cette situation, qui d’entre eux pourrait juger le fauteur de trouble, puisque tous auraient leur part de culpabilité ou de bénéfice dans son crime ?
S’il ne vous faut retenir qu’une chose, c’est celle-ci:
Ne soyez pas hâtifs à condamner. Jamais.
Mais vous vous dites : dans cet exemple enfantin, l’homme qui a chuté ne l’a pas fait volontairement. Il est juste tombé par malchance ou parce qu’il avait le pied moins agile.
Ce n’est pas ce suggère cette fable.
Les motivations d’un criminel vous paraissent importantes?
Un crime accidentel doit il être puni différemment d’un crime volontaire?
Je ne saurais l’affirmer.
Les qualités morales qui nous dictent de ne pas faire de mal à autrui, sont celles que le Clan a développées et nous a inculquées. Tout membre du clan devrait ôter la pierre pour celui qui le suit. Et pourtant, des crimes sont perpétrés, conséquences d’autres faits dont la responsabilité peut être imputée à d’autre que le criminel.
Qui de l’œuf ou de la cockatrice a le premier souillé le désert de sa présence ?
Dussiez-vous personnellement souffrir d’un acte malveillant, n’oubliez pas que la motivation du coupable prend aussi ses racines dans les comportements de son entourage.
Rien n’est clair, rien n’est simple.
Et ce sera peut être dur à entendre pour certains d’entre vous, mais d’après cette allégorie, nous partageons tous la responsabilité d’un crime perpétré par l’un d’entre nous.
Aux hommes bleus trop prompts à juger, je dis :
N’oubliez jamais qu’il est peu enviable d’être juge, car il est impossible d’être juste.
Juger un acte, ce n’est pas seulement juger l’autre, c’est aussi s’en déclarer innocent en tout point.
Fidèle à ce dogme, le peuple bleu applique une seule logique depuis les temps immémoriaux: Réparation doit être proposée par le criminel et acceptée par le Finn, sinon, c’est l’exil.
Car une mort ne saurait simplement sanctionner une autre mort. Cela ne peut être si simple. Le mal ne ferait que se propager jusqu’à nous détruire tous de l’intérieur.
Alors comment réparer l’irréparable me direz vous ? Nul ne le peut.
Mais souvenez-vous de nos bédouins…
A l’incriminé de s’assurer que la pierre qui l’a fait chuté ne ralentisse pas les siens. A lui de vérifier que les premiers ôteront effectivement les pierres dangereuses du passage pour ceux qui suivent. Mieux, il ne doit pas chercher à faire oublier sa chute mais plutôt faire en sorte que tous s’en souviennent pour éviter pareille erreur dans le futur. Alors, seulement ainsi, aura-t-il racheté partiellement sa faute en s’assurant que le mal passé qu’il a provoqué devienne enseignement futur pour autrui.
On me surnomme Volesprit, vous le savez.
Mon nom fut mon crime.
Ce que j’ai fait n’est plus réparable.
J’ai causé la mort de plusieurs des nôtres dont certains de vos proches.
Mais par ces cours que je vous dispense, le Tin m’en est témoin, je m’assurerai que pas un d’entre vous ne tombe dans les mêmes travers que moi.
Ainsi, je compte bien faire de vous des personnes dignes de ce qu’auraient voulu vos défunts parents s’ils étaient encore avec nous.
Et si, à travers mes enseignements, c’est un peu de moi que vous comprenez, peut-être, à terme, me jugerez vous digne d’un peu de votre pardon.
Voici ce que je sais de mon crime.
Voici ce qu’il en est de la justice des hommes bleus. »

Tes yeux brillaient de mille feux, Clémence.
Une larme se formait même à la naissance d’une de tes paupières.
Tout en rage contenue, tes poings s’étaient serrés avant la fin de mon discours, et déjà, aveuglée par la haine, tu n’as pas voulu entendre ce que j’essayais de te dire.
Peut-être auras tu entendu maintenant ce que tu as ignoré alors :
Ma douleur, pareille à la tienne, Clémence…
Et voit où elle m’a menée ?
Souhaites-tu tant ressembler à celle que tu hais?
Je ne te laisserai pas faire, petite.
Tu comprendras bientôt.
Je m’en suis assurée.

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3. Donnant donnant


Il fait nuit, cette fois.
Et les plus jeunes de mes élèves sont déjà rentrés dans leur foyer, dont Clémence.
Ne restent que les plus mûrs, les presque-adultes.
« Sybille, pour mon dernier cours, parle-moi de l’enseignement. » me demande Malath, l’ainé de mes Roen.
Il fait son chant de présentation demain.
Sauf surprise, il pense se diriger vers le métier de joailler et commencer son apprentissage dès la saison des pluies. Chez nous, on est Roen pour longtemps.
Nous n’avons pas d’autres prétentions.
Je ressens un mélange étrange de mélancolie et de fierté déplacée, devant lui.
Mon premier élève à me quitter.
Ma première réussite, j’espère. Mon premier rachat.
Mais il est temps pour moi de répondre à sa dernière question…

« Malath, un bon enseignement passe par un bon Thar » dis-je avec un sourire narquois, que celui ci ne tarde pas à me rendre.
« Et un bon Thar cherchera toujours à faire croître en ses élèves les pousses de compréhension et d’intuition qui y germent déjà, plutôt que d’y planter sa vision déjà établie.
De même qu’on ne munit pas les nouveaux nés de canne pour leur apprendre à marcher plus vite, de même, en enseignement, une pensée ne se partage ni ne s’impose pas par télépathie, comme un rêve ou une passion ne se prête pas.
Le professeur montrerait l’étoile, et le Roen regarderait le doigt.
Le nouveau né une fois adulte ne pourrait marcher correctement sans ses cannes.
De plus, devant l’uniformité de nos âmes, toutes façonnées par le même Thar, l’harmonie qui nous est si chère ne tarderait pas à devenir un son puissant mais monotone, destiné à s’éteindre au lieu de se renouveler sans cesse.
Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, je vous parle à voix haute, en ce lieu de silence, en notre Clan qui réserve normalement les sons pour les oreilles du divin.
J’enseigne à voix haute, comme chacun des Thars qui ont fait notre peuple depuis que Tin est Tin.
Et je le fais avec l’assentiment de notre Finn car il sait maintenant que c’est la seule manière pour que les graines de votre entendement germent au son du divin, et grandissent avec lui. Pour permettre l’éclosion de nos magnifiques notes colorées au milieu de ce jardin laissé en friche, il vous faut une Voix.
Ailleurs, les hommes bleus destinés à être Thar ne passent pas le rite qui nous permet de devenir télépathes. Leur essence doit être préservée, et leur vision originale des choses doit rester juste car elle est fragile. Les visions d’autrui ne doivent pas s’imposer violemment à leur esprit mais plutôt y murir lentement par l’échange de mots et la réflexion personnelle.
Roen, aujourd’hui que tu es en âge de comprendre, je te le dis :
Je ne suis pas vraiment Thar, même si je communique avec vous à voix haute.
Je n’en ai pas l’étoffe.
Ici, j’essaye juste de pallier le manque que j’ai causé, en cherchant parmi vous un homme bleu digne de ma fonction : Un vrai Thar dont la perception des choses sera juste, stable, malgré sa télépathie, et qui pourra faire grandir sereinement vos enfants sans asservir leurs pensées. Seul un Thar télépathe ainsi formé permettra à ce Clan de perdurer.
Ne t’illusionne cependant pas Roen, je te l’ai déjà dit, et tu le sais en ton fort intérieur, tu n’es pas celui là. Pas plus que je ne saurais l’être. Demain, lorsque tu présenteras ton chant, ton amour du travail manuel et de la joaillerie transparaitront dans tes notes, et te prédestineront naturellement vers d’autres voies toutes aussi nobles que l’enseignement.
Tu feras un bon artisan, je le pressens.
Et avant que demain le silence s’impose entre nous, j’aimerai te dire ceci à voix haute, Malath :
Je te suis reconnaissante de m’avoir écoutée jusqu’à la veille de ton passage.
Ton pardon restera pour moi un bien éternellement précieux.
Et en te faisant cours, sache que j’en ai appris autant sur moi que j’espère t’avoir enseigné. Ainsi, sous la forme de notre leçon matinale a couvé en vérité le feu du partage et la chaleur de l’échange.
Merci à toi pour m’avoir appris l’humilité chaque jour.
Voilà tout ce que je sais, Malath, du vrai et seul enseignement durable.
Que Fingel te protège, toi et les tiens. »

Est- il besoin d’en rajouter plus, petit être ?
Suis-je toujours le monstre que j’ai été à tes yeux ?

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