
- Cirdan, I
L'abeille traçait sa route, bourdonnant oisivement jusqu'à son foyer. Une halte appétissante sur une fleur avant de se déposer dans la ruche. Elle lesta le nectar brillant contre les alvéoles avant de s'envoler. Blond comme un soleil, le miel rayonnait dans ce nid douillet. La peau doré coulait généreusement du ventre des ouvrières et la délicieuse odeur ambrée vint s'insinuer dans les narines de l'elfe.
Hamil n'avait pas perdu une miette de ce spectacle sucré. Avec l'émerveillement d'un enfant, il goûta l'agitation de la ruche. Chaque habitante avait une tâche bien précise au sein de l'essaim, et contribuait à embellir le quotidien des autres.
- Hamil...
Hamil Sin Amnel !
La voix de Cirdan interrompit les distractions de son élève. Le vieil elfe gratifia le doux rêveur d'un sourire encourageant. Le ton qu'il inspirait n'était ni dur ni sévère, mais il savait se faire écouter.
- Oui, pardon. Je regardais les abeilles.
- Retourne à tes leçons, tu as encore beaucoup à apprendre. Corrige ce schéma sur la constellation de l'Arc, répertorie-moi les différentes plantes médicinales de type III. Je veux que dans une heure, tu m'expliques en quoi la pensée d'Aëlion se différencie du travail de Lerelath. Et puis n'oublie pas de complimenter le rosier, tu sais à quel point il aime les cajoleries.
Le blondinet poussa un soupir à en fendre le coeur d'un orque mais retourna à l'étude. Son maître lui avait laissé un tas de parchemins poussiéreux à décrypter. D'ordinaire, il était porté à la lecture, mais cette fois-ci, il se trouvait incapable de se concentrer. Il lâcha vite prise et reporta son attention sur la ruche. Le maître était en train d'y puiser son miel sans que les productrices ne s'en fâchent ; une aisance qui étonnait toujours Hamil.
- J'aimerais tellement avoir votre don, maître lion.
- Patience, mon cher lionceau. Bientôt tu troquera tes petites dents pour de véritables crocs. Ta crinière se développera en une superbe couronne de flammes. Et ce jour là, je t'apprendrai les secrets de la magie elfique.
Dans l'intimité, Cirdan et Hamil étaient lion et lionceau. Depuis sa chute tragique du haut d'un arbre, Hamil avait presque perdu l'usage de sa jambe gauche. Les guérisseurs s'étaient succédé au chevet du grand blessé pour délivrer le même constat : l'elfe restera boiteux. Dans une communauté où le maniement des armes importe plus que tout, Hamil perdit le soutien de son clan pour vivre en marge de la société. Ce n'est que dans les bras de Cirdan qu'il trouva refuge. Par sa bonhomie artistique, le vieil elfe lui dépeignit une autre vision de la vie, lui fit découvrir le Rire, la Joie, l'Aventure. Et, très vite, dans cette désinvolture disciplinée, le petit coeur meurtri du blondinet se rétabli.
Retranché hors de la communauté, Cirdan menait une existence frugale à l'écart de l'agitation du village. C'est sur les hauteurs, à proximité des basses montagnes, qu'il avait établi son Jardin. Et au milieu de ses plantations de fleurs et de légumes, de ses arbres à fruits et de ses ruches, Cirdan enseignait. Allongé sur son rocher-nuage, et nu comme un ver, l'elfe vert refaisait les Landes à la pointe de son verbe. Une pensée libertine qui avait pour don d'irriter l'élite intellectuelle elfique. Sages, druides et politiciens s'étaient réunis pour semer l'opprobre dans son Jardin, le taxant volontiers de "vieux fou séditieux".
Mais Cirdan les ignoraient royalement, préférant passer son temps libre à entretenir son jardin, écouter le clapotis de l'eau ou sentir la caresse de l'herbe sous ses pieds. Par moment, un animal de la Forêt se joignait à sa douce retraite. Et s'il n'y avait ni faucon, ni cerf, ni abeille, il y avait toujours Hamil. Le jeune elfe avait beau suivre les leçons des érudits légitimés par la communauté, il venait continuellement retrouver son vrai maître, dans le secret.
- Dis-moi Hamil, tu as choisi ton nom d'elfe adulte ? La cérémonie d'intronisation approche à grand pas. Il faut aussi penser au motif de ton tatouage.
- Je veux m'appeler Serwin.
Comme le faucon qui est mort hier soir.
Cirdan sourcilla devant tant de frivolité.
- Hamil, Hamil... Mon jeune élève... Tu n'auras pas cent fingéliens deux fois, le passage à l'âge adulte est quelque chose de très sérieux et tu dois le prendre en considération.
- Je dois prendre la vie avec jeu, c'est vous qui me l'avez apprit, maître !
Le jeune elfe décocha un beau sourire innocent puis se confondit à nouveau dans ses rêvasseries. Il fallu que son maître intervienne à nouveau pour l'en extirper.
- Je vois que je ne pourrais rien t'apprendre, aujourd'hui... Ne perds pas ton temps . Et puis...
Cirdan esquissa un demi-sourire moqueur.
Tu as de la visite.
Comme une apparition, une superbe elfe aux cheveux de miel se tenait à l'entrée du jardin. Elle était encore bien loin d'Hamil, mais le jeune étudiant savait qu'elle souriait avec sa malice habituelle. Il se dépêcha de ranger son bric-à-brac avant de "courir" à sa poursuite.