Le Styx
Avant propos
Quelle est la contrée où nul ne désire aller ? Quelle est la terre désolée où tous finissent par aller un jour, mais qu’on traverse à toute vitesse en espérant ne jamais avoir à y revenir ?
Nous le savons tous, nous prononçons son nom tout bas, pour éviter d’attirer le malheur sur nous, mus en cela par une antique superstition : c’est l’Achéron.
Cependant, il est un lieu pire que l’Achéron, plus effrayant encore, et aussi plus mystérieux : c’est le Styx.
Mourir en Irilion entraîne un séjour au Styx. Je l’ai appris à mes dépens en tombant sous les coups d’une créature beaucoup plus retorse que je ne l’avais cru. Comme tout le monde, j’ai couru dans cette terre maudite ayant en tête un seul désir : quitter au plus vite cet endroit et rejoindre les vivants. Ce que j’ai fait. Mais sur mon trajet, j’ai entrevu et entendu des choses qui ont piqué ma curiosité ; depuis lors, je n’ai plus pensé qu’à ce voyage, et au moyen de lever le voile sur ses mystères.
L’îlot de départ
Le Styx n’est pas un endroit qu’on atteint facilement. Pour l’atteindre, il faut mourir. Même quand on est immortel par la magie des Landes, la mort reste une chose effrayante. Pourtant, pour réussir, il allait me falloir faire un sacrifice ultime : le sacrifice de soi. Sans autre vêtement qu’une tunique légère, un pantalon solide et des bottes, je me mis à l’écart pour le rituel qui allait me faire faire le premier pas de ce singulier voyage.
J’avais préparé une décoction de plantes que je bus lentement après avoir rassemblé mon courage. Je sombrai dans la mort doucement et sans douleur.
Pour quitter le rocher entouré de lave sur lequel je me retrouvai, un triple choix était à faire. C’est significatif de la nature du lieu. Le chemin n’est jamais droit, il est sinueux et implique des choix personnels à tout moment. Mon choix fut désastreux. Je fus téléporté au cœur de la lave et tout mon corps prit instantanément feu. La panique m’envahit et je hurlai de terreur. Pourtant, ce fut de courte durée. Je m’aperçus que je ne souffrais pas, et que je ne me consumais pas non plus.
Les ombres
Le Styx n’est pas un endroit vide. A la lisière de mon champ de vision, des ombres passaient, disparaissant dès que je braquais mes yeux sur elles. Sans cesse durant mon séjour dans le Styx elles murmurèrent des choses à mon oreille, dans une langue ancienne et oubliée. J’ai pu faire appel à mes talents de linguiste pour en comprendre certaines, mais aujourd’hui encore, d’autres me sont totalement hermétiques.
Les messages délivrés par les ombres ne sont pas le fruit du hasard. Elles intervenaient à des moments et des endroits précis. Lorsque je prenais la mauvaise décision, les ombres murmuraient :
« Licentia non est vobis » => Vous n’avez pas le droit
Curieusement cette interdiction était le message le moins équivoque que j’ai reçu.
Les inscriptions au sol
Le Styx est un endroit terrifiant, qui transpire le mal. Mis à part l’ambiance d’étuve qui y règne à cause de la lave omniprésente, on y voit de nombreuses atrocités : des outils de torture, comme la chaise qui permet de plonger sa victime dans la lave, des pinces et tenailles ensanglantées, des crânes plantés sur des piques et dans tous les coins des immondices.
Pourtant, il est évident que le rôle même du Styx est initiatique. De nombreuses inscriptions sont mises sur le parcours du voyageur, comme autant d’énigmes.
« Numquam subsisto iterum » => je ne m’(y) arrête jamais deux fois.
J’ai été surpris par cette phrase à double sens : en effet elle peut être interprétée soit de la façon suivante : - j’y suis, j’y reste ; soit de celle-ci : - jamais deux sans trois. La première interprétation renvoie au caractère définitif de la mort (pour les natifs par exemple) et la deuxième au côté passager de la mort (pour les aventuriers).
« Vos mo(re)s reverto » => Je vous mets à l’envers vous et vos habitudes.
La traduction littérale ne m’ayant pas satisfait, j’ai cherché un sens caché dans l’interprétation littérale. Je suis parvenu à la conclusion qu’il ne s’agit pas de « mettre à l’envers » au sens propre, mais « changer radicalement ». Et là ça s’explique : le Styx – la mort donc – est différente pour nous depuis que nous sommes arrivés. Prendre conscience que nous sommes immortels change fatalement notre perception de nous-mêmes et du monde.
« Nunc » => Maintenant
Cette inscription se trouve au pied de l’escalier qui mène à la surface, au sud du Styx (et non pas au nord, comme pour l’Achéron). Ca semblait logique : l’issue que j’avais devant les yeux me ramènerait « au présent », à la réalité. Une façon d’indiquer que le Styx est intemporel ? Peut être.
L’épreuve
On peut se frayer un chemin vers la sortie même en se dirigeant au hasard. Le Styx est clos, aussi à un moment ou à un autre, on tombe sur la sortie. Cependant, il est des chemins plus rapides que d’autres, et certains plus mystérieux que d’autres.
Pour celui qui ne craint pas les énigmes, trois objets attendent face à la lave qu’on les touche. Toucher le mauvais objet renvoie à un autre endroit lointain du Styx, et il faut recommencer. Pour passer cette première étape, il faudra se souvenir de ce que cherche l’explorateur venu en ces lieux de son plein gré.
Toucher le bon objet conduit à un îlot où attendent encore quatre objets et quatre nouveaux choix. Un mauvais choix n’a pas plus de conséquences que précédemment, si ce n’est l’inconfort de devoir revenir et recommencer.
Il y a de la sorte une séquence de 3 objets à toucher dans le bon ordre, pour se retrouver au centre d’une sorte de pentacle (comme si on avait été invoqué !), avec la sortie, au bout du chemin.
Les ombres interviennent au cour de cette épreuve, se moquant de celui qui se trompe avec leur
« Licentia non est vobis » (une variante étant :
« infinit(a) patientia, infinit(a) incendia ! » => Infinie patience, incendies infinis ), ou au contraire en donnant un indice pour le prochain choix :
« Felic(e)s coniecto » => Je réunis [ceux qui sont] heureux
« Quod ut pac(em sit) deficio ? » => Dois-je l’abandonner pour [faire] la paix ?
Le fin de l’épreuve est marquée par une phrase mystérieuse des ombres :
« Vos pugna(te) bellum ! » => Combattez la guerre et vous-mêmes.
Cette phrase m’a donné du mal, et je ne suis pas sûr d’avoir la bonne interprétation… Un appel à la paix ? A l’Union ? Un avertissement contre « l’ennemi » qui est en nous quand il s’agit de s’unir ?
Les mystères non-élucidés
Les ombres ont murmuré à plusieurs reprises à mon oreille ce qui semble être trois noms : Estylle, Garpin, Inez. Trois juges des enfers ? A ce jour je n’ai pas la réponse.
Le mot ORAB est gravé devant le pentacle menant à la sortie. Qu’on lise ORAB ou BARO, ça n’a pas de sens pour moi.
Le mystère le plus intrigant est une zone minuscule, un lopin carré se trouvant en bordure du chemin pavé. Une étrange fumée s’en dégage et quand on y pénètre, une voix désincarnée dit :
« Servo vestri ex abyss(o) » => Je préserve ce qui est à vous des enfers.
Rien de particulier ne se passe quand on se trouve à l’intérieur de la fumée, et nulle téléportation ne se fait, dans ou de ce lopin. Sans doute ai-je mal interprété les mots prononcés. Peut –être n’ai-je pas tout fouillé en fin de compte.
Conclusion
Explorer le Styx est éprouvant. Les horreurs à chaque pas, la conscience de ce que cela implique de se trouver là, les voix qui résonnent dans la tête… Parfois j’ai l’impression de les entendre encore. Rien de tout cela n’est agréable. Y rester trop longtemps, je le sais, peut rendre fou. J’y suis resté deux jours ; j’en suis ressorti au bord de l’épuisement, et j’ai eu besoin de plusieurs cycles de méditation pour m’en remettre. Prudence donc à ceux qui s’y aventurent.
Etude réalisée pour l'Assemblée Neutre des Grands Explorateurs.
Ouvrage disponible en consultation à la bibliothèque de Corren