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Olisar

Publié : 20 avr. 2006, 15:27
par olisar
Pour la centième fois ce matin-là, le grand prêtre Boldar saisit entre ses mains le dossier recouvert de cuir, tout en sachant très bien qu’il n’allait pas l’ouvrir. Pourquoi l’ouvrir alors qu’il en connaissait pas cœur le contenu et même l’emplacement et la forme des pattes de mouche et des taches qui n’avaient pas manqué de consteller les feuillets. Pas beaucoup finalement pour résumer cinq années d’étude chez les prêtres de l’air, mais bien plus que dans tout autre dossier scolaire qu’il avait eu à consulter ou à remplir lui-même lorsqu’il enseignait encore.

Comme malgré lui, il tourna cependant la couverture. Les mille faits et gestes d’un étudiant, les bêtises habituelles, tout était là, mais il y avait autre chose, un sentiment qui naissait du rapprochement de plusieurs anecdotes insignifiantes par ailleurs mais qui prenaient du sens quand on les rapprochait. Un sens qu’il avait tardé à comprendre, et sa responsabilité lui pesait. « … l’élève Olisar a été surpris à fabriquer du verre coloré… ». « …Excellent travail, mais doit persister dans ses efforts pour faire disparaître les reflets bleutés de ses fioles… ». « …excusé pour le retard suite à la visite de l’usine de teinture, le capitaine du bateau lui ayant remis un certificat… ».

Pour la centième fois ce matin-là, Boldar rejeta le dossier sur son bureau de cristal. Il se leva, repoussa sa chaise et se mit à faire les cent pas devant la vitre donnant sur le port. Il devait prendre une décision, il l’avait déjà prise, mais il ne voulait pas se l’avouer à lui-même, comme si attendre davantage pouvait encore changer les choses. Il s’arrêta et regarda longuement les nuages filant dans le ciel, en se remémorant la conversation qu’il avait eu une semaine avant avec Olisar, en ce même lieu.

« …Cela fait cinq ans que tu es chez nous. Tu as fait trois bonnes années, très bonnes même, mais depuis il semble que tu n’es plus capable d’avancer en direction de la transparence. Les autres élèves, que tu devançais jusqu’à présent, t’ont rattrapé. Certains sont déjà prêtres, pour d’autres cela sera bientôt le cas. Au train où tu avances je ne suis pas sûr que ce sera le cas un jour pour toi. »

Un lourd silence avait suivi. Boldar l’avait redouté. Il signifiait qu’Olisar aussi avait pris conscience de sa situation et qu’il ne cherchait pas à se défendre.

«Bien, je vais réfléchir, tu reviendras me voir dans une semaine à la même heure. »

En se remémorant cette conversation, Boldar se rendit compte qu’il n’avait fait que repousser l’inévitable, qu’il n’était plus besoin de réfléchir. Il savait bien ce qui bloquait les progrès de cet élève qui promettait tant au départ. Cela avait une erreur profonde d’aller le chercher sur son île natale. Ses collègues avaient bien essayé de lui faire entendre raison, lui expliquant que cette terre riche en charbon et en fer, couverte de poussière noire et au ciel obscurci par la fumée de la forge, ne pouvait engendrer un adepte de l’air. Il avait argué dans sa fierté que c’est justement le poids de cette obscurité permanente qui par contraste nourrirait la passion pour la transparence de n’importe quel enfant de cet île auquel on donnerait l’occasion de la connaître.

Et les faits lui avaient donné raison au début. Il avait lui-même fait le voyage et avait porté son choix sur un adolescent orphelin employé au tri du charbon. Dans ce monde de grisaille permanente, les premiers sorts que Boldar lui avait montrés avaient subjugué Olisar. A la surprise du prêtre lui même il avait été rapidement en mesure d’en exécuter lui-même certains. Au bout de quelques semaines, sa décision était prise et ils prenaient tous les deux le bateau vers l’école.

Tout à ses souvenirs, Boldar n’entendit pas les premiers coups frappés timidement sur la porte, et sursauta lorque des coups plus affirmés leur succédèrent.

« Entre, Olisar », lança-t-il.

La porte refermée, Boldar resta face à la fenêtre, le regard fixé au loin.

« J’ai pris ma décision. Je suppose que tu devines laquelle.

- Oui, grand prêtre.

- Nous ne devons plus nous mentir à nous-mêmes. Les difficultés que tu rencontrent ne sont pas des difficultés de compréhension qui pourraient se résoudre par un travail plus important. Elles ont une origine plus fondamentale. Je crois que tu ne peux pas aller d’avantage vers la transparence parce que tu ne peux te séparer de la couleur.

- Je ne comprends pas grand prêtre, personne ne peut se séparer de la couleur.

- Dans son esprit si, on peut. Vois-tu l’air pur, milieu de notre dieu, est incolore. Ce qui est coloré c’est ce qui n’est pas l’air. Et pour devenir prêtre ton esprit doit rejoindre l’air.

- Mais le ciel est le domaine de l’air pourtant et il est bleu, ou gris, mais pas transparent.

- Tu fais là deux erreurs. D’abord l’air n’est pas restreint à un domaine particulier, il est partout. Tu m’as vu une fois tailler un diamant par ma seule volonté. Comment crois-tu que j’ai fait ?

- Votre esprit est très fort et il a fait se rejoindre l’air de part et d’autre du diamant.

- Ha ! Tu aurais encore tant à apprendre! Non, ce que j’ai fait est beaucoup plus simple. J’ai simplement demandé à l’air qui était présent dans le diamant de se rassembler et de former un plan. Tu vois bien que l’air est partout, même dans les matériaux que l’on pense les plus durs, même dans les montagnes.

- Pardonnez mon ignorance, grand prêtre. Et quelle est ma deuxième erreur ?

- Approche toi, fit Boldar en ouvrant la fenêtre, et tends la main à l’extérieur. De quelle couleur est-elle, reprit-il lorsqu’Olisar se fut exécuté.

- Et bien, rose.

- Et pourtant tu as une partie du ciel entre tes yeux et main. Si le ciel était bleu, ta main ne le serait-elle pas aussi ?

- Mais peut-être le ciel est-il seulement un peu bleu et qu’il n’y en a pas assez entre ma main et mes yeux.

- Non, des expériences ont été tentées, et quelle que soit la hauteur d’où tu regardes un objet, il ne devient jamais bleu sauf s’il l’est déjà.

- Alors pourquoi le ciel est-il bleu ?

- Vois-tu , les dieux considèrent qu’il y a des choses que l’homme doit ignorer, car il risque sinon de sombrer dans la folie. Pour l’empêcher de porter son regard trop haut, ils ont enfermé le monde dans un voile qui change de couleur selon que c’est le soleil ou la lune qui l’éclaire. C’est ce voile qui donne sa couleur au ciel. Le dieu de l’air pense lui que les hommes peuvent tout connaître s’ils ont des pensées suffisamment pures et transparentes.

- Est-ce pour ça que les outils fabriqués par les prêtres sont ceux qui permettent de voir le plus loin ?

- Oui, en partie, même s’il s’agit seulement de jouets destinés à ceux qui ne sont pas prêtre. Le meilleur outil pour voir au loin est l’esprit.

- Et comment puis-je faire alors pour m’éloigner de la couleur.

- J’ai bien peur que tu ne puisses pas. J’ai cru que ton esprit, élevé dans un monde de grisailles s’orienterait normalement vers la transparence. En fait il est aussi avide de couleur.

- Et c’est mal ?

- Non, bien sûr, mais c’est incompatible avec la fonction de prêtre de l’air.

- Me chassez-vous ?

- Non, je ne te chasse pas, et tu as toujours mon affection. Mais sache que tu ne parviendras jamais à devenir prêtre. Rester chez nous serait donc une source de souffrance pour toi.

- Mais je n’ai pas envie de retourner sur mon île, et je ne connais personne ici en dehors de l’école.

- Tu n’es pas obligé de retourner sur ton île, tu ne le supporterais plus d’ailleurs. Et je te demande de ne pas rester en ville non plus. Quelque soit l’affection que je te porte, tu représentes un échec pour l’école et pour protéger l’institution, tu ne dois pas rester, de peur de freiner les vocations.

- Où puis-je aller alors ?

- Il y a un endroit qui pourrait te convenir, et qui ne dérangerait pas le clergé, mais c’est dangereux.

- Où est-ce ?

- Les Landes Eternelles. Il y a désormais une solide implantation sur Séridia et je suis sûr que les colons auront besoin de tes talents. Et selon les informations que j’en reçois du prêtre de l’air qui y est installé, c’est un pays très coloré. Par contre la nature y est sauvage et l’esprit des Landes agresse souvent les colons, mais la ville principale, Pierre Blanche, est relativement sûre tant que tu ne t’en éloignes pas .

- Alors je crois que j’irai.

- Bien, je vais avertir le prêtre économe de te préparer un équipement pour le voyage et de te prendre un passage sur le prochain bateau. Il doit y en avoir un le mois prochain. En attendant tu pourras continuer à étudier. Tu peux retourner en cours

- Merci grand prêtre.»

Au départ d’Olisar, Boldar se retrouva seul avec lui-même. Son sentiment de responsabilité dans cette affaire le tenaillait. Comment avait-il pu intervenir dans cette vie pour la laisser ensuite seule ? Le réconfort qu’il trouvait d’habitude dans la transparence le fuyait. Il se secoua. Pas le temps de revenir sur le passé, je dois continuer à faire marcher cette école. Et je dois aussi me trouver un autre successeur.