Chroniques d'un aventurier lambda
Publié : 11 janv. 2014, 15:53
Chapitre Ier - Un royaume nommé Burgondie
Haut dans le ciel, le soleil m'écrasait sous une armure de plomb. Je devais avoir quatorze ans, quinze pas plus. Ma présence dans cette vaste plaine, au milieu de quarante mille frères d'armes, s'expliquait par le rôle que jouait mon père dans la politique de notre royaume. Celui-ci était un prince de sang, lié de près à notre grand roi Godegisèle Ier. Il avait tant aidé ce Roi à vaincre ses nombreux ennemis, qu'il était désormais gratifié de l'autorité la plus honorable de notre État, celle de connétable. Connétable de Burgondie, ainsi fallait-il appeler mon père dorénavant. Voilà pourquoi je me retrouvais face à lui, en cette chaude matinée de juin, dans un silence de mort. Mes jambes me lançaient terriblement et c'est perclus de douleur que je dus m'agenouiller face à celui qui avait été mon géniteur avant de devenir mon chef. Il me fallait oublier tout l'engourdissement qui avait gagné mon membre inférieur de manière à pouvoir m'exécuter. D'autant que mon jeune âge rendait encore plus insupportable le poids de ma cuirasse. Je parvenais toutefois à m'incliner humblement comme le voulait la coutume. Le connétable se tourna vers moi, et dans un élan fracassant asséna un grand coup du plat de son épée sur ma frêle épaule. L'intensité du choc me repoussa dans mes derniers retranchements et c'est mordant mes lèvres que je devais feindre de ne rien ressentir. Je n'étais pourtant pas au bout de mes peines. Toujours debout face à moi, le connétable prononça ces mots que je n'oublierai jamais : « Gondebaud de Burgondie, par la grâce de notre Roi, je te fais chevalier. Puisse cet honneur te permettre de défendre la veuve et l'orphelin et de ne jamais oublier la devise de notre royaume : sois la fierté de ton père, la gloire de ta descendance, la terreur de ton ennemi ». Sur ces mots terribles, dont le connétable avait fait exprès d'insister sur « la fierté de ton père », l'homme, sans ôter ses gants de fer, me frappa au visage d'un terrible coup qui faillit me faire perdre l'équilibre. Enfin il m'aida à me relever face à tous mes camarades qui attendaient à leur tour leur adoubement. Je me souviens avoir ressenti comme un élan de fierté dans mon magnifique vêtement rutilent. Il brillait de mille éclats grâce aux rayons de cet astre somptueux qui ne parvenaient pas à pénétrer l'épaisseur de ma chaire artificielle. Désormais, et alors que l'épreuve de majorité venait d'être passée avec succès, il faudrait m'appeler Sire Gondebaud, chevalier de Burgondie. Je pouvais sentir par dessus ma nuque la jalousie intense de mes nombreux frères d'armes qui regardaient avec envie la somptueuse épée qui venait de m'être remise. Il faut dire que quand bien même le roi était absent de cette cérémonie sacerdotale, la maladie le gagnant chaque jour un peu plus aux dires des membres du palais, il régnait dans cette vaste plaine une atmosphère de gloire et de splendeur au centre de laquelle mon père semblait siéger en Auguste parfait. Il avait pourtant à peine trente-cinq ans. Mais pour comprendre l'importance d'une telle réunion, au delà des descriptions, il m'est nécessaire de présenter ce somptueux royaume qui par une pâle matinée d'automne m'a un jour mis au monde ainsi que tous mes ancêtres.
La Burgondie, vaste fief fait de vallées encaissées, de collines abruptes aux versants sempervirents ou encore de larges plateaux très fertiles, eux-mêmes traversés par de somptueux fleuves et autres cours d'eaux serpentés qui offraient aux paysages une impression de paradis. Au centre de ce havre impénétrable, Divionense Castrum, une puissante forteresse gardienne de notre pays. C'est là qu'au cours des temps les plus reculés notre puissant seigneur Hariulf avait choisi d'élire domicile suite à l'écrasante défaite qu'avaient subie nos aïeuls et qui les avaient contraint à l'exil vers ce qui deviendrait la Burgondie. Le souvenir de cette défaite, fondatrice de notre État, est aujourd'hui raconté de génération en génération par nos oracles qui rappellent aux plus jeunes comment « l'ignoble Fastida, roi des Gépides, massacra par surprise les Burgondes, brûlant leurs villages et tuant nombre de leurs enfants pour les pousser à partir ». Mais cette époque était loin, et rares étaient ceux qui regrettaient nos vieilles contrées tant la Burgondie, qui adopta notre nom, était devenue notre patrie naturelle. Divionense, donc, représentait le cœur de notre empire. Notre plus grande et belle cité, entourée de gigantesques remparts qui auraient fait pâlir n'importe quel envahisseur. Ce n'était pas du luxe, tant nous paraissions entourés d'ennemis avides d'argent, prompts à se ruer sur nos landes si fertiles. Divionense ouvrait chaque jour ses portes à des dizaines de marchands affluant du monde entier pour échanger leurs denrées contre quelques florins sonnants et trébuchants. Le commerce avait tant fait vivre la ville, qu'elle était devenue la plaque tournante de pas moins de six pays différents. Il faut dire que Divionense profitait de sa situation avantageuse, au croisement de deux fleuves si larges qu'une dizaine de gros navires pouvaient y circuler côte à côte sans jamais se toucher. Rapidement, les taxes des premiers seigneurs avaient permis d'y ériger un petit bourg, bientôt entouré de remparts en bois. Puis on préféra la pierre, plus robuste, tandis que le bourg ne cessait de s'agrandir, sur chaque rive des deux fleuves, pour devenir une cité. Tant et si bien que le jour vint où nos hauts remparts ne suffisaient plus. Il fallait construire une forteresse pour défendre ladite cité : Divionense Castrum. Notre puissant roi, Godegisèle Ier, fut le premier à y établir son palais, pour échapper au vacarme de la cité et profiter des vastes plaines alentour pour s'en aller chasser le cerf. Il était jeune alors, et vigoureux. On dit qu'une seule de ces parties de chasse endiablées suffisait à lui faire occire pas moins d'une trentaine de cerfs : de quoi nourrir toute sa cour. Car le roi ne prit jamais un seul repas sans être entouré de tous ses hôtes. Que de banquets ! Que de fêtes ! Il faut s'imaginer la bière couler à flots dans de vastes tonneaux – que nous préférions aux amphores pour le transport – pour venir arroser les plats les plus lourds du monde : poulardes, cerfs, jambonneaux, sangliers et autres viandes peu délicates mais si riches en goût, surtout grâce à notre fameux accompagnement, une sauce piquante de couleur jaune, comme le soleil, inventée dans nos contrées pour épicer n'importe quel plat. Nous en raffolions tous de cette sauce qui permettait d'atténuer le goût trop salé de nos viandes (le sel nous permettait, en grande quantité, de préserver nos aliments). Il n'y avait pas de repas sans musique, et pas de musique sans danse. Je me souviens de cette anecdote que se plaisait de répéter mon père mettant en scène un jongleur poète qui, enivré par ses récits, ne vit point sa barbe prendre feu à cause d'une bougie mal placée, et qui, s'embrasant littéralement, dut être jeté tout habillé dans les douves du château dans l'hystérie générale. C'était la belle époque aux dires de mon père.
A côté des festivités, il y avait aussi la guerre. Omniprésente dans l'esprit dans chaque Burgonde. Chaque printemps, au champ de mars, le roi en appelait en effet à tous ses vassaux pour lever l'ost et partir en campagne. Il s'agissait de faire trembler nos voisins de manière à les intimider et prévenir de toute invasion. A ce petit jeu, nous étions d'ailleurs les plus forts. J'ai moi-même participé à deux campagnes, à partir de l'âge de treize ans, avant d'être adoubé par mon père le connétable. Je puis donc les résumer assez aisément. Tout commençait avec la fleuraison des premiers arbres, qui suivait les hivers rigoureux de nos contrées, lorsque chaque village, chaque ville, chaque bourgade recevait des émissaires du roi à cheval. Ceux-ci, au son de l'oliphan, proclamaient haut et fort le début de la campagne et le devoir pour chaque communauté de fournir dix mâles âgés de treize à trente-cinq ans pour cent habitants. De mémoire, je ne me souviens pas qu'une seule communauté ait un jour refusé ce service d'ost. Les mâles en question devaient alors quitter leurs habitations, vêtu d'une armure fabriquée à leurs frais, pour rejoindre de petits camps où étaient réunis tous les glorieux soldats du roi. De fait, l'armée paraissait très hétéroclite. Les plus riches disposaient de leurs propres chevaux, d'armures étincelantes ainsi que d'archers incorporés à leur propre garde. Les plus pauvres n'avaient rien de plus qu'un capuchon de cuir et une simple fourche pour se défendre. Ce contraste, c'était aussi notre force. Il symbolisait en effet que quiconque, peu important ses richesses, devait savoir donner sa vie pour notre contrée et notre roi. Pour ma part, étant fils d'un des plus grands noms du royaume, je dois avouer que je faisais partie des hommes de guerre les mieux défendus. J'avais pour ma seule personne pas moins de quatre chevaux, dont deux de trait et un de course, cinq armures de fer et quelques quatre lances (sans compter les épées). N'étant toutefois pas encore chevalier, je ne pouvais alors posséder de gardes du corps ou d'archers, et c'est donc seul que je devais me battre. Ce système nous permettait de lever chaque printemps pas moins de cent cinquante mille hommes dont les plus valeureux, ceux qui s'étaient le mieux illustrés au combat, recevaient l'immense privilège de devenir chevaliers du roi. Vous comprenez désormais ma présence, au milieu de quarante mille Burgondes armés jusqu'aux dents, dans cette vaste plaine, agenouillé devant le connétable. Nous venions alors d'achever une courte campagne contre notre voisin oriental, conclue par une intense bataille qui avait vu nombre d'entre nous périr au champ d'honneur. Ce n'est pas tant mon courage ou ma distinction au cours de cette bataille qui m'avaient valu de devenir chevalier que la récente nomination de mon père à la fonction de connétable. Celui-ci disposait en effet désormais des pleins pouvoirs sur l'armée du royaume, renforcés par ailleurs par la longue maladie de notre roi qui le tenait éloignait de nos camps militaires. Si je n'avais pas encore pu prouver que je méritais cette haute distinction, j'étais toutefois prêt, au fond de mon cœur, au plus profond de mon âme, à montrer aux yeux de tous, qui me considéraient déjà comme un parvenu, qu'ils se trompaient lourdement et que je deviendrai un jour le meilleur combattant de toute la Burgondie. Il faut dire que j'avais pour cela les meilleurs appuis possibles : le connétable était mon père et le roi lui-même était son ami. Rien ne semblait pouvoir entraver à ma carrière.
Mais le roi, comme j'ai pu l'écrire, se mourrait. Lentement mais sûrement. Et pour la première fois dans notre histoire, il n'avait pas de fils, pas d'héritier direct prêt à lui succéder. Il n'avait pas même une fille susceptible d'assurer la régence du pouvoir une fois trépassé. La providence ne voulut lui donner qu'un frère, sombre et ambitieux. Celui-ci, que l'on appelait Pline, attendait impatiemment la mort de son propre frère pour coiffer enfin le diadème royal et devenir maître de la Burgondie. Je n'avais beau avoir que quatorze ou quinze ans, je pouvais dores et déjà sentir le vent de l'histoire tourner pour rejeter à la mer les heures les plus glorieuses de notre passé. Une triste époque s'ouvrait à nous, symbolisée je me rappelle par la multiplication des corbeaux dans le ciel qui tournoyaient de manière morbide au-dessus de Divionense Castrum comme pour annoncer : « Regardez quelle est notre prochaine victime. Voyez, impuissants, votre bon roi et vos plus belles heures offertes en sacrifice à la tablée des maîtres du mal ». Mon père craignait plus que quiconque la mort de celui qui l'avait toujours soutenu et qui l'avait placé parmi les plus hautes autorités du royaume. Il répétait souvent que Pline, victime d'une infirmité à la jambe gauche, jalousait sa gloire militaire et n'appréciait pas de le voir à la tête des armées. Il avait peur que le jour où il deviendrait roi, il se vengerait en demandant sa tête. Mais Pline était un personnage plus complexe qu'on ne voulait l'affirmer. Loin de vouloir tomber dans une description caricaturale qui ferait du roi Gondebaud un souverain sage et aimant et de son frère Pline un prince machiavélique et fourbe, il me faut rétablir la vérité. La vie n'avait pas été clémente avec le cadet des frères royaux, qui avait vu sa mère mourir en le mettant au monde et avait du subir un sentiment de culpabilité pendant toute son enfance vis à vis de son père. Élevé dans l'ombre de son frère héritier, Pline avait toujours conservé un sentiment d'amertume, amplifié par un malheureux accident de charrette qui lui fit perdre le bon usage de sa jambe gauche. Pline, qui aimait la guerre plus que toute autre chose, se retrouvait désormais incapable de mener une quelconque armée au combat. Il nourrissait en fait un sentiment de vengeance patent sur la vie et la justice qu'il avait toujours estimé comme ses ennemis. Sa première femme, Cunégonde de Mâcon, ne put lui rendre qu'un sourire éphémère, morte à son tour en couche avant de pouvoir mettre au monde son fils. Cunégonde, la seule personne que Pline ait véritablement aimé, était en fait partie trop tôt pour apaiser le caractère d'un homme devenu impatient, irascible et tourmenté.
La seule chance de Pline résidait en le fait que les années passant, et les épouses se succédant, le roi Godegisèle n'avait jamais pu procréer. Pline voyait chaque année se rapprocher un peu plus la couronne de son crâne, jusqu'au jour où on lui annonça que son frère entrait en agonie. Deux semaines de turpitudes extrêmes furent infligées à notre divin maître qui, affaibli par une blessure mal guérie, devait trépasser dans les pires douleurs. Quelques heures avant de mourir, mon père rendit une dernière visite à notre roi afin de le remercier de toutes les grâces que le monarque lui avait rendues. L'entretien ne dura que quelques minutes tant l'état de souffrance de Godegisèle l'empêchait de tenir un discours cohérent. Mais dans un dernier effort de lamentation, le roi parvint à glisser au connétable ces derniers mots : « Mon frère... est un homme tourmenté par les pires passions... Il... ne parviendra jamais à.... faire prospérer notre si beau... royaume. Je veux que tu... sois à ses côtés dans... chaque décision pour empêcher le... chaos... de s'emparer de notre pays. Jure le moi... Je t'en... prie ». C'est tout naturellement que mon père s'agenouilla face au monarque pour lui promettre, sur nos plus illustres ancêtres, de respecter cette volonté avant de laisser Godegisèle seul. Celui-ci, soulagé, pouvait partir tranquille. Et c'est tard dans la nuit, après avoir reçu les derniers rituels sacrés, que notre roi trépassa. La nouvelle fut apportée à mon père qui, tristement, susurra à l'un de ses fidèles gardes du corps : « Maintenant, l'enfer peut s'abattre sur nous. ».
Haut dans le ciel, le soleil m'écrasait sous une armure de plomb. Je devais avoir quatorze ans, quinze pas plus. Ma présence dans cette vaste plaine, au milieu de quarante mille frères d'armes, s'expliquait par le rôle que jouait mon père dans la politique de notre royaume. Celui-ci était un prince de sang, lié de près à notre grand roi Godegisèle Ier. Il avait tant aidé ce Roi à vaincre ses nombreux ennemis, qu'il était désormais gratifié de l'autorité la plus honorable de notre État, celle de connétable. Connétable de Burgondie, ainsi fallait-il appeler mon père dorénavant. Voilà pourquoi je me retrouvais face à lui, en cette chaude matinée de juin, dans un silence de mort. Mes jambes me lançaient terriblement et c'est perclus de douleur que je dus m'agenouiller face à celui qui avait été mon géniteur avant de devenir mon chef. Il me fallait oublier tout l'engourdissement qui avait gagné mon membre inférieur de manière à pouvoir m'exécuter. D'autant que mon jeune âge rendait encore plus insupportable le poids de ma cuirasse. Je parvenais toutefois à m'incliner humblement comme le voulait la coutume. Le connétable se tourna vers moi, et dans un élan fracassant asséna un grand coup du plat de son épée sur ma frêle épaule. L'intensité du choc me repoussa dans mes derniers retranchements et c'est mordant mes lèvres que je devais feindre de ne rien ressentir. Je n'étais pourtant pas au bout de mes peines. Toujours debout face à moi, le connétable prononça ces mots que je n'oublierai jamais : « Gondebaud de Burgondie, par la grâce de notre Roi, je te fais chevalier. Puisse cet honneur te permettre de défendre la veuve et l'orphelin et de ne jamais oublier la devise de notre royaume : sois la fierté de ton père, la gloire de ta descendance, la terreur de ton ennemi ». Sur ces mots terribles, dont le connétable avait fait exprès d'insister sur « la fierté de ton père », l'homme, sans ôter ses gants de fer, me frappa au visage d'un terrible coup qui faillit me faire perdre l'équilibre. Enfin il m'aida à me relever face à tous mes camarades qui attendaient à leur tour leur adoubement. Je me souviens avoir ressenti comme un élan de fierté dans mon magnifique vêtement rutilent. Il brillait de mille éclats grâce aux rayons de cet astre somptueux qui ne parvenaient pas à pénétrer l'épaisseur de ma chaire artificielle. Désormais, et alors que l'épreuve de majorité venait d'être passée avec succès, il faudrait m'appeler Sire Gondebaud, chevalier de Burgondie. Je pouvais sentir par dessus ma nuque la jalousie intense de mes nombreux frères d'armes qui regardaient avec envie la somptueuse épée qui venait de m'être remise. Il faut dire que quand bien même le roi était absent de cette cérémonie sacerdotale, la maladie le gagnant chaque jour un peu plus aux dires des membres du palais, il régnait dans cette vaste plaine une atmosphère de gloire et de splendeur au centre de laquelle mon père semblait siéger en Auguste parfait. Il avait pourtant à peine trente-cinq ans. Mais pour comprendre l'importance d'une telle réunion, au delà des descriptions, il m'est nécessaire de présenter ce somptueux royaume qui par une pâle matinée d'automne m'a un jour mis au monde ainsi que tous mes ancêtres.
La Burgondie, vaste fief fait de vallées encaissées, de collines abruptes aux versants sempervirents ou encore de larges plateaux très fertiles, eux-mêmes traversés par de somptueux fleuves et autres cours d'eaux serpentés qui offraient aux paysages une impression de paradis. Au centre de ce havre impénétrable, Divionense Castrum, une puissante forteresse gardienne de notre pays. C'est là qu'au cours des temps les plus reculés notre puissant seigneur Hariulf avait choisi d'élire domicile suite à l'écrasante défaite qu'avaient subie nos aïeuls et qui les avaient contraint à l'exil vers ce qui deviendrait la Burgondie. Le souvenir de cette défaite, fondatrice de notre État, est aujourd'hui raconté de génération en génération par nos oracles qui rappellent aux plus jeunes comment « l'ignoble Fastida, roi des Gépides, massacra par surprise les Burgondes, brûlant leurs villages et tuant nombre de leurs enfants pour les pousser à partir ». Mais cette époque était loin, et rares étaient ceux qui regrettaient nos vieilles contrées tant la Burgondie, qui adopta notre nom, était devenue notre patrie naturelle. Divionense, donc, représentait le cœur de notre empire. Notre plus grande et belle cité, entourée de gigantesques remparts qui auraient fait pâlir n'importe quel envahisseur. Ce n'était pas du luxe, tant nous paraissions entourés d'ennemis avides d'argent, prompts à se ruer sur nos landes si fertiles. Divionense ouvrait chaque jour ses portes à des dizaines de marchands affluant du monde entier pour échanger leurs denrées contre quelques florins sonnants et trébuchants. Le commerce avait tant fait vivre la ville, qu'elle était devenue la plaque tournante de pas moins de six pays différents. Il faut dire que Divionense profitait de sa situation avantageuse, au croisement de deux fleuves si larges qu'une dizaine de gros navires pouvaient y circuler côte à côte sans jamais se toucher. Rapidement, les taxes des premiers seigneurs avaient permis d'y ériger un petit bourg, bientôt entouré de remparts en bois. Puis on préféra la pierre, plus robuste, tandis que le bourg ne cessait de s'agrandir, sur chaque rive des deux fleuves, pour devenir une cité. Tant et si bien que le jour vint où nos hauts remparts ne suffisaient plus. Il fallait construire une forteresse pour défendre ladite cité : Divionense Castrum. Notre puissant roi, Godegisèle Ier, fut le premier à y établir son palais, pour échapper au vacarme de la cité et profiter des vastes plaines alentour pour s'en aller chasser le cerf. Il était jeune alors, et vigoureux. On dit qu'une seule de ces parties de chasse endiablées suffisait à lui faire occire pas moins d'une trentaine de cerfs : de quoi nourrir toute sa cour. Car le roi ne prit jamais un seul repas sans être entouré de tous ses hôtes. Que de banquets ! Que de fêtes ! Il faut s'imaginer la bière couler à flots dans de vastes tonneaux – que nous préférions aux amphores pour le transport – pour venir arroser les plats les plus lourds du monde : poulardes, cerfs, jambonneaux, sangliers et autres viandes peu délicates mais si riches en goût, surtout grâce à notre fameux accompagnement, une sauce piquante de couleur jaune, comme le soleil, inventée dans nos contrées pour épicer n'importe quel plat. Nous en raffolions tous de cette sauce qui permettait d'atténuer le goût trop salé de nos viandes (le sel nous permettait, en grande quantité, de préserver nos aliments). Il n'y avait pas de repas sans musique, et pas de musique sans danse. Je me souviens de cette anecdote que se plaisait de répéter mon père mettant en scène un jongleur poète qui, enivré par ses récits, ne vit point sa barbe prendre feu à cause d'une bougie mal placée, et qui, s'embrasant littéralement, dut être jeté tout habillé dans les douves du château dans l'hystérie générale. C'était la belle époque aux dires de mon père.
A côté des festivités, il y avait aussi la guerre. Omniprésente dans l'esprit dans chaque Burgonde. Chaque printemps, au champ de mars, le roi en appelait en effet à tous ses vassaux pour lever l'ost et partir en campagne. Il s'agissait de faire trembler nos voisins de manière à les intimider et prévenir de toute invasion. A ce petit jeu, nous étions d'ailleurs les plus forts. J'ai moi-même participé à deux campagnes, à partir de l'âge de treize ans, avant d'être adoubé par mon père le connétable. Je puis donc les résumer assez aisément. Tout commençait avec la fleuraison des premiers arbres, qui suivait les hivers rigoureux de nos contrées, lorsque chaque village, chaque ville, chaque bourgade recevait des émissaires du roi à cheval. Ceux-ci, au son de l'oliphan, proclamaient haut et fort le début de la campagne et le devoir pour chaque communauté de fournir dix mâles âgés de treize à trente-cinq ans pour cent habitants. De mémoire, je ne me souviens pas qu'une seule communauté ait un jour refusé ce service d'ost. Les mâles en question devaient alors quitter leurs habitations, vêtu d'une armure fabriquée à leurs frais, pour rejoindre de petits camps où étaient réunis tous les glorieux soldats du roi. De fait, l'armée paraissait très hétéroclite. Les plus riches disposaient de leurs propres chevaux, d'armures étincelantes ainsi que d'archers incorporés à leur propre garde. Les plus pauvres n'avaient rien de plus qu'un capuchon de cuir et une simple fourche pour se défendre. Ce contraste, c'était aussi notre force. Il symbolisait en effet que quiconque, peu important ses richesses, devait savoir donner sa vie pour notre contrée et notre roi. Pour ma part, étant fils d'un des plus grands noms du royaume, je dois avouer que je faisais partie des hommes de guerre les mieux défendus. J'avais pour ma seule personne pas moins de quatre chevaux, dont deux de trait et un de course, cinq armures de fer et quelques quatre lances (sans compter les épées). N'étant toutefois pas encore chevalier, je ne pouvais alors posséder de gardes du corps ou d'archers, et c'est donc seul que je devais me battre. Ce système nous permettait de lever chaque printemps pas moins de cent cinquante mille hommes dont les plus valeureux, ceux qui s'étaient le mieux illustrés au combat, recevaient l'immense privilège de devenir chevaliers du roi. Vous comprenez désormais ma présence, au milieu de quarante mille Burgondes armés jusqu'aux dents, dans cette vaste plaine, agenouillé devant le connétable. Nous venions alors d'achever une courte campagne contre notre voisin oriental, conclue par une intense bataille qui avait vu nombre d'entre nous périr au champ d'honneur. Ce n'est pas tant mon courage ou ma distinction au cours de cette bataille qui m'avaient valu de devenir chevalier que la récente nomination de mon père à la fonction de connétable. Celui-ci disposait en effet désormais des pleins pouvoirs sur l'armée du royaume, renforcés par ailleurs par la longue maladie de notre roi qui le tenait éloignait de nos camps militaires. Si je n'avais pas encore pu prouver que je méritais cette haute distinction, j'étais toutefois prêt, au fond de mon cœur, au plus profond de mon âme, à montrer aux yeux de tous, qui me considéraient déjà comme un parvenu, qu'ils se trompaient lourdement et que je deviendrai un jour le meilleur combattant de toute la Burgondie. Il faut dire que j'avais pour cela les meilleurs appuis possibles : le connétable était mon père et le roi lui-même était son ami. Rien ne semblait pouvoir entraver à ma carrière.
Mais le roi, comme j'ai pu l'écrire, se mourrait. Lentement mais sûrement. Et pour la première fois dans notre histoire, il n'avait pas de fils, pas d'héritier direct prêt à lui succéder. Il n'avait pas même une fille susceptible d'assurer la régence du pouvoir une fois trépassé. La providence ne voulut lui donner qu'un frère, sombre et ambitieux. Celui-ci, que l'on appelait Pline, attendait impatiemment la mort de son propre frère pour coiffer enfin le diadème royal et devenir maître de la Burgondie. Je n'avais beau avoir que quatorze ou quinze ans, je pouvais dores et déjà sentir le vent de l'histoire tourner pour rejeter à la mer les heures les plus glorieuses de notre passé. Une triste époque s'ouvrait à nous, symbolisée je me rappelle par la multiplication des corbeaux dans le ciel qui tournoyaient de manière morbide au-dessus de Divionense Castrum comme pour annoncer : « Regardez quelle est notre prochaine victime. Voyez, impuissants, votre bon roi et vos plus belles heures offertes en sacrifice à la tablée des maîtres du mal ». Mon père craignait plus que quiconque la mort de celui qui l'avait toujours soutenu et qui l'avait placé parmi les plus hautes autorités du royaume. Il répétait souvent que Pline, victime d'une infirmité à la jambe gauche, jalousait sa gloire militaire et n'appréciait pas de le voir à la tête des armées. Il avait peur que le jour où il deviendrait roi, il se vengerait en demandant sa tête. Mais Pline était un personnage plus complexe qu'on ne voulait l'affirmer. Loin de vouloir tomber dans une description caricaturale qui ferait du roi Gondebaud un souverain sage et aimant et de son frère Pline un prince machiavélique et fourbe, il me faut rétablir la vérité. La vie n'avait pas été clémente avec le cadet des frères royaux, qui avait vu sa mère mourir en le mettant au monde et avait du subir un sentiment de culpabilité pendant toute son enfance vis à vis de son père. Élevé dans l'ombre de son frère héritier, Pline avait toujours conservé un sentiment d'amertume, amplifié par un malheureux accident de charrette qui lui fit perdre le bon usage de sa jambe gauche. Pline, qui aimait la guerre plus que toute autre chose, se retrouvait désormais incapable de mener une quelconque armée au combat. Il nourrissait en fait un sentiment de vengeance patent sur la vie et la justice qu'il avait toujours estimé comme ses ennemis. Sa première femme, Cunégonde de Mâcon, ne put lui rendre qu'un sourire éphémère, morte à son tour en couche avant de pouvoir mettre au monde son fils. Cunégonde, la seule personne que Pline ait véritablement aimé, était en fait partie trop tôt pour apaiser le caractère d'un homme devenu impatient, irascible et tourmenté.
La seule chance de Pline résidait en le fait que les années passant, et les épouses se succédant, le roi Godegisèle n'avait jamais pu procréer. Pline voyait chaque année se rapprocher un peu plus la couronne de son crâne, jusqu'au jour où on lui annonça que son frère entrait en agonie. Deux semaines de turpitudes extrêmes furent infligées à notre divin maître qui, affaibli par une blessure mal guérie, devait trépasser dans les pires douleurs. Quelques heures avant de mourir, mon père rendit une dernière visite à notre roi afin de le remercier de toutes les grâces que le monarque lui avait rendues. L'entretien ne dura que quelques minutes tant l'état de souffrance de Godegisèle l'empêchait de tenir un discours cohérent. Mais dans un dernier effort de lamentation, le roi parvint à glisser au connétable ces derniers mots : « Mon frère... est un homme tourmenté par les pires passions... Il... ne parviendra jamais à.... faire prospérer notre si beau... royaume. Je veux que tu... sois à ses côtés dans... chaque décision pour empêcher le... chaos... de s'emparer de notre pays. Jure le moi... Je t'en... prie ». C'est tout naturellement que mon père s'agenouilla face au monarque pour lui promettre, sur nos plus illustres ancêtres, de respecter cette volonté avant de laisser Godegisèle seul. Celui-ci, soulagé, pouvait partir tranquille. Et c'est tard dans la nuit, après avoir reçu les derniers rituels sacrés, que notre roi trépassa. La nouvelle fut apportée à mon père qui, tristement, susurra à l'un de ses fidèles gardes du corps : « Maintenant, l'enfer peut s'abattre sur nous. ».