La disparition

Ici, l'on conte des chroniques relatives aux îlots centraux
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Phedre
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La disparition

Message par Phedre »

Oh, elle avait bien eu le choix. La deuxième réunion de la chambre approchait, mais le soldat qui lui avait glissé cette confidence assurait que ce ne serait qu'une question de jours. Alors ? Préparer patiemment son argumentaire, affuter tranquillement ses armes, ou céder aux sirènes de l'épique ? Le caractère de Phèdre promettait toujours une danse solitaire au bord des crêtes. Il y avait quelque chose de religieux dans cette coureuse folle si peu portée aux protocoles et autres liturgies d'apothicaire. Chaque pas arraché à la Mort apportait une respiration supplémentaire ; celle qui aide, non pas à exister, mais bien à vivre. Car seule la viande gagnée avait du goût. Quel que soit le prix du danger.

Pour bien vivre, le danger devait être omniprésent. Comme une ombre qui ne dérange pas notre solitude. Alors comment bien vivre quand la vie elle-même perd sa valeur à ne jamais la risquer, ici, sur ces terres maudites, qui excitent plus l'instinct de conservation qu'une boulimie pour la survie ? Il fallait compter sur les autres, faire de chaque vie mortelle sa propre vie, la défendre jusqu'au bout, avec l'angoisse le matin de se réveiller en la croyant perdue ; accumuler les risques puis faire tapis dans le noir. Le Val d'Alganiel. Elle savait qu'elle jouait avec le feu. Non, elle ne savait plus. C'était trop tard, c'était trop loin. Il fallait bien nourrir l'incertitude. Faire courir la possibilité d'un échec, tirer à pile ou face avec l'infini. Ne jamais être sûre, jamais, pas de confort, pas de confiance, sinon quoi, sinon, sinon on n'était plus vivant tout simplement, on perd l'allégresse, et avec l'allégresse l'illusion d'avoir capturé quelques moments d'éternité. En bref, sa vie était une course sans fin dans le cercle de l'éternel retour. Quitte à y sacrifier quelques pions pour courir plus vite.

On oublie son nouveau périple. On la retrouve dans les montagnes d'Orvale, elle marche, elle la cherche cette compagnie de montagnards. Ils ont établi un camp au nord, au pied de ce mont que l'on aperçoit à Pierre Blanche seulement depuis les hauteurs des dents d'Elavro. Pour ces soldats, il a commencé là, ce rêve. Par un crépuscule qui précède une nuit sans sommeil. A l'ouest, les contours d'Orvale sont soulignés par les derniers éclats rouge sang du jour. Surtout ce mont qui se détache des autres. Il n'a pas de nom, mais avec les derniers nuages, il prend la forme d'un visage, un visage qui vous dit, "viens, monte !". Et déjà les nuages passent, et le visage s'efface dans la nuit.

Ce soir-là, Phèdre est avec eux. Elle leur tourne toujours autour. Désespérément. Elle voudrait se faire adopter. Trouver quelque familles de rêveurs, de chasseurs d'absolus. Les montagnards sont de cette race là, fière et noble. N'importe quel prétexte est bon pour se joindre à eux. Il y avait quelques pirates qui se cachaient encore du côté d'Eldorion. C'est pour cela qu'on les voyaient tous sur les remparts, c'est pour cela que tous avaient reçu l'appel du visage dans la montagne, c'est pour cela que, depuis, grandissait un feu dans le coeur des hommes.

Il n'a pas été difficile de convaincre une hiérarchie en mal d'exploits. On pourrait aussi y bâtir un avant-poste en haut duquel tout Séridia serait visible. Qu'en savent-ils ? Mais on accepte, on hoche la tête on dit bonne idée allez-y. Ah oui, ce mont est réputé infranchissable. Personne n'y est parvenu. Là-dessus les explications vont bon train. Certains prétendent que les premières bosses sont hantées par les fantômes de ceux qui ont échoué. D'autres avancent que c'est la résidence des Féaux. Et puis quelques uns disent que c'est là le coeur de l'île, qu'à y grimper, tout Séridia s'écroulerait. Mais rien n'arrête celui qui rêve. Son rêve est devenu légitime par le défi lancé par les verticales.

Donc elle est là, en pleine montagne, à la recherche de la compagnie. Elle a payé cher l'information pour s'infiltrer parmi eux. Elle croit quoi ? Arriver la première ? Baptiser ces hauteurs du nom de la Régente ? Prouver qu'elle vaut bien quelque chose ? Mais trop tard, il fait déjà nuit, impossible de rebrousser chemin il faut camper ici Phèdre. Elle s'éloigne des sentiers pour trouver un abri. Un peu trop loin peut-être. On ne voit plus rien. On ne trouve rien non plus. On persiste. On ne pense pas à demain, jamais, peut-être s'est-on rapproché du but. Il fait trop froid, il faut redescendre. Avais-je pris la voie de gauche ou celle de droite ?

Au matin, aucun repère. Le ciel est gris, il pleut. Où est le soleil ? Tout a disparu.

Après un temps à errer, elle plonge dans une forêt. Ce n'est pas une forêt comme les autres, non, à la place des arbres, il y a des statues. Des ours, des soldats, des chimères, elles sont toutes figées dans du granit ou du calcaire. Parfois, de gros blocs gisent. On croirait une ancienne carrière. Plus elle s'enfonce, plus les statues sont recouvertes de mousse. Au fond, une chaumière. Un mince filet s'échappe du toit.
Margrave de Pierre Blanche
Chevalier de la Prompte et Forte Poigne
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Phedre
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Re: La disparition

Message par Phedre »

Pour se signaler, on fait comme d'habitude. Claquement de bottes. Yeux au ciel. Raide. Une gargouille. Là-dessus, une femme sort en baillant, débraillée. Elle se masse le ventre sous sa large chemise en lin. Elle n'en a que faire des politesses de Phèdre. Et une fois son numéro de chien dressé terminé, elle l'invite d'un simple : "Allez reste pas là, va, il fait froid".

"Enlève tes bottes, je réchauffe la soupe !"

On se demande bien pourquoi. Dans la cabane règne une anarchie qui dispose à l'alchimie. Cette étrange impression de voir, malgré le chaos de poules culbutant les lits défaits, les deux chiens léchant les spasmes du festin de la veille, les outils en vrac, la poussière, cette étrange impression de constater que chaque chose est ici à sa place. Elle ne sait pas quoi faire, Phèdre. Elle pose son séant sur un tabouret crasseux. Croise les jambes. Les déplie. Fait semblant de chercher quelque chose dans son sac. Regarde autour d'elle. Quelques reproductions de ces soldats de pierre gisent au sol. Elle en ramasse une, la contemple un moment, jusqu'à :

"Au début, c'était pour éloigner les parasites, les gobelins... Et puis le démon de l'art a pris corps avec Kazan - c'est mon mari - et il ne l'a plus jamais quitté !"

Elle se présente, Alumna, moi c'est Phèdre, je suis... bienvenue chez toi Phèdre ! Alumna n'a plus ses dents de devant, et pourtant quand elle sourit elle est incroyablement belle. Ce je-ne-sais-quoi caché peut-être dans le désordre de ses cheveux qu'elle a jusqu'à la taille, ou dans ce regard malicieux, je ne sais pas, on a envie de lui faire confiance c'est naturel, c'est comme ça. En un rien de temps, Phèdre est débarrassée, elle se laisse servir, est-ce que je peux aider mais non détends-toi. L'un des chiens lui tourne autour, renifle, accepte l'invitée du bout de la queue. L'autre jappe dehors : le mari est rentré de la chasse.

***

Kazan a deux yeux. L'un vert, l'autre bleu. Le premier rigole en permanence quand l'autre vous écoute profondément. Bla-bla, Pierre Blanche, la Régente, Fingel, l'absolu, bla-bla, l'honneur... Taratata ! Arrête ton char, on dirait que tu nous récites un texte par coeur ! Mais non je... Il n'y a rien à défendre ici, on s'en fiche de qui tu es. Tu es d'ailleurs la bienvenue si tu veux rester. On accueille parfois les gens qui s'égarent dans les montagnes. Tu comprends, autrefois cette maison servait de relais pour les soldats. On y faisait la fête ! Mais un jour, ils ont découvert une mine plus à l'est, l'itinéraire principal a été changé, et ce chemin a disparu dans les mémoires. On n'a pas voulu revenir, Alumna est moi. On est trop bien ici. C'est comme si... Dans ce silence... La nature nous parlait. Et on cause beaucoup tous les trois. On a encore beaucoup à se dire.

Dehors, un sommet l'attend. On le voit un peu mieux, l'horizon est dégagé. Peut-être les montagnards l'ont-il déjà pris d'assaut ? Elle devrait y aller. Vite. Elle prend congé, ramasse ses affaires adieu. C'était sans compter cette satanée branche qui enterre son obstination avec une belle entorse. Vaincue, elle retourne à la chaumière.

Ils n'aiment pas trop la vie militaire ces deux-là. Ni l'ordre, ni la discipline. Ni le désordre des bonnes gens. N'ont pas d'ambition que de bien vivre. Ils ne font pas de grandes phrases vides pour les regarder s'envoler oh tiens regarde comme elle est belle celle là. Ils préfèrent les nuages. Ils aiment boire, rire, manger. Et quand Kazan convoquait le feu dans le cheminée, le soir, qu'il cuisinait, que la conversation s'échauffait grâce au vin et à la température des coeurs, qu'Alumna sortait la guitare et que son mari l'accompagnait au chant, alors Phèdre se disait à chaque fois qu'elle aimerait bien rester, un peu, peut-être, sonder ces quelques grandes âmes brutes qui avaient beaucoup à dire et peu à parler.
Margrave de Pierre Blanche
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Phedre
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Message par Phedre »

Deux mois plus tard. Le pied de Phèdre a guérit. Mais une douleur lancinante au dos la cloue au lit. Avant cela, c'était les yeux qu'elle avait brûlants. Comme si le corps, cet artilleur du fatum lui disait reste donc ici, je suis bien, telle est ta place, pour l'instant, pour le moment, filons doux. Dans tous les cas, Phèdre oppose autant d'indifférence à la fortune qu'à la fatalité. Manière de s'en protéger, peut-être, une question de survie, aussi ? Alors elle est là, Phèdre, à imiter le tronc dans ce lit qui penche, attendant que la générosité de ses hôtes viennent scier ses dernières barricades. Une drôle de communion s'est créée entre ceux que pourtant tout éloigne. Kazan l'inconstant aime bousculer Phèdre l'idolâtre, elle qui sacrifie sa liberté pour les doux mot d'honneur et de devoir. Des mots dans le vent. Phèdre se moque du refus affirmé de Kazan devant toute littérature. Devant tout absolu. Aucune recherche, pas de but, rien ! Ne jamais rien faire d'utile pour l'autre. C'est agaçant à la fin. A quoi bon exister si c'est pour se laisser vivre ?

"Tu lis quoi ?

Le troisième tome des chroniques de l'historien Anoul qui fragilise la contre-théorie d'Eheim selon quoi l'introduction de la charrue fit perdre le rendement des emblavures de 22% sur cinq ans par les assolements triennaux.

Pète un coup, Phèdre."

Kazan range son air pince-sans-rire qu'il endimanche toujours d'un quelque froncement de sourcil sur l'oeil. Le vert. Toujours. Le bleu se marre. Toujours. Il laisse son rire sur la table, se reconcentre sur son ouvrage. Ses mains noires sont de glaise. Il a figé Alumna d'un claquement de doigt. Sa posture de ménagère, à l'instant, suggère quelques belles courbes à capturer. C'est un art d'emprisonner le mouvement au bon moment. Elle est habituée à s'arrêter n'importe quand, Alumna. Elle s'impatiente vite quand son mari se déconcentre sur ses formes. Phèdre n'en a aucune. Ça n'empêche pas le regard du sculpteur de s'arrêter souvent sur elle. Alumna partage les mêmes habitudes. Oh, elle a souvent posé depuis son lit de fortune, Phèdre. "La vierge mourante". "Pucelle avant le sacrifice aux dieux". "La Chasteté devant les portes de l'enfer". Il s'est installé depuis un moment une sorte de jeu entre ces trois-là, un jeu où il y a deux chasseurs et une proie, un jeu où Phèdre ne comprend pas tout mais dicte ses règles : sans elle il n'y aurait pas de festin. L'important est de garder la distance. Comme dans un combat. Ne pas laisser l'adversaire s'approcher trop près. Garder quelques forteresses impénétrables. Rester soi-même.

Tiendra-t-elle longtemps ? Elle se sent trop bien ici. Elle a finit par apprécier les contours de cette vie légère. Elle a pris goût à l'alcool, à la bonne chair, Phèdre. Elle a même essayé de danser avec Alumna, une fois. Elle s'est relâchée. Pas trop, n'exagérons rien. Il lui arrive parfois de répondre avec le même pétillant dans l'oeil que celui de ce couple d'extravagants qui attire tous les rires à lui.
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