L'orage éclatait dehors. Les planches en bois du dépôt de Nord-Thyl n'empêchaient pas le vent glacial de pénétrer à l'intérieur, et tous les aventuriers présents grelottaient en silence.
- Ben dis donc, ça, c'est de l'orage, hein mon copain ! m'écriais-je, exaltée par le violent spectacle donné par mère Nature.
Ledit copain, c'est à dire Wrandrall, était bien plus préoccupé par sa cape en fourrure qui ne tenait pas sur ses épaules plutôt que par la pluie et le vent. Dépitée, je me serrais contre lui, attendant que le temps se calme. Wrandrall ruminait en silence, son entraînement étant annulé pour cause de pluie, vent, brouillard.
- J'vais voir.
Trop excitée, je n'avais pas tenu. Les bourrasques entendues à l'extérieur, le tonnerre, la pluie qui battait contre le bois, tout ça m'attirait, me fascinait, m'avalait. Sans écouter les protestations de mon ami, j'ouvrai la porte -sans écouter les cris des aventuriers- et bravais l'Extérieur. Des trombes d'eau s'effondraient sur moi, je cachais sous des bûches mon chapeau en fourrure de putois si précieux et m'élançais à travers la ville. Le vent soufflait, me portait, me barrait le chemin, m'enveloppait, me repoussait et m'entraînait. Chaque goutte de pluie me fouettait le visage, telles de petites lames m'arrachant des cris d'extase. La Nature se déchaînait sur moi, je sentais sa puissance, respirait sa force. Je grimpai sur les murailles de Nord-Thyl, au risque de me rompre le cou, et, tout en haut, je levai les bras vers le ciel noir en criant:
- Je suis une surféale !
Oui, je le savais, tout me le disait maintenant. Cette puissance avalée d'un coup, cette communion avec les éléments, cette violence qui faisait vibrer chaque partie de mon corps, c'était moi, moi qui attirais les éclairs, moi qui faisais tomber le tonnerre. J'étais un Féal car je savais invoquer l'eau de la pluie, le feu de la foudre, l'air de la tempête, mais j'étais une surféale car je n'étais esclave de personne. Je dévalai à toute allure l'escalier, glissant, patinant, dérapant sur la pierre mouillée. La cité avait beau être complètement déserte-les habitants s'étant réfugiés dans leurs demeures-, jamais l'endroit n'avait été plus vivant. C'était parce que j'étais là, moi, la surféale, et que ma présence était à elle seule une population entière. Je criai, rugissai, invoquai l'orage, le suppliai de s'abattre sur moi, je pleurai pour qu'il m'entende et me transmette sa colère. Puis, à un moment, je décidai que j'avais assez de sa force en moi et que je pouvais aller m'amuser.
Je ne voyais pas bien où j'allais, à cause de la pluie et du brouillard, mais ça m'était égal. Je vis, à quelques pas de moi, un petit puma égaré, effrayé par le temps. Je le pris dans mes bras, posai ma joue contre sa fourrure et le bénis.
- Sois sans crainte, ami, moi, la surféale, ne permettra pas qu'il te soit fait du mal. Si tu crois en moi, tu seras sauf, et aucune goutte-lame de pluie ne te blessera, dis-je solennellement, tentant avec ma voix de couvrir le raffut.
Je reposai l'animal, convaincue de mon nouveau destin. Je devais les sauver, mais ma réserve de force s'amenuisait, je n'avais plus beaucoup de temps avant que l'orage ne se calme et que je ne redevienne simple elfette. Alors je courus entre les arbres. Je courus longtemps, très longtemps, mais le temps allait de mal en pis. Le froid pénétrait dans mon corps, m'engourdissait, me paralysait petit à petit. Farouchement résolue à l'ignorer, et pire, à le braver, je m'allongeais sur l'herbe humide. Que pouvais-je faire d'autre, maintenant ? J'étais un surféal, j'avais donc tous les pouvoirs pour faire ce que je voulais. Je fermai les yeux et me concentrai. Qu'avais-je donc toujours voulu, désiré de tout mon coeur, espéré de tout mon âme ? Les nuages gris se déchirèrent et tout fut clair. J'ai toujours rêvé que Tioo revienne. Aujourd'hui, c'était possible.
- Je t'ordonne de revenir !
Mon incantation divine n'avait pas fonctionné. De rage, je la répétai une cinquantaine de fois, trébuchant sur les pierres, m'étalant sur les herbes sales. Ce n'était pas possible, ça devait marcher. La tête dans les mains, je m'assis et pleurai. J'injuriai le vent, sans me rendre compte qu'il me renvoyait mes insultes à la figure. J'insultais la pluie, mais elle noyait mes mots. J'aurais bien crié des obscénités à la foudre, mais celle-ci me devança et percuta de plein fouet un innocent arbre à quelques mètres de moi. Dépitée, je m'effondrai. Puis tout fut encore plus clair. Tioo, tu es là, pourquoi ne t'avais-je pas vu ? Ces feuillages, là, c'est comme tes cheveux, doux, brillants, et cette terre, à mes pieds, je me roule dedans, elle est tiède, comme tes mains, Tioo, qu'est-ce que j'ai froid, et cette pierre lisse, c'est tes lèvres, oui, je l'embrasse, elle me répond, tu me réponds, tu m'avais tant manqué mais tu es là. Complet, présent, il n'y a que nous deux et l'orage au dessus de nous, mais qu'est-ce qu'on s'en fout, de cet orage, qu'est-ce que l'on est bien ensemble, n'est-ce pas, Tioo ? Des larmes de bonheur coulaient sur mes joues, et j'allongeai Tioo à côté de moi. Mon dernier souvenir fut nos mains enlacées, la tempête nous avalant.
***
- Trrgg... Kaora, par Fingel, qu'est-ce que... raaah !...
Aucun doute, cette voix, c'était celle du copain WrandraLL. J'ouvris lentement les yeux et je vis l'ami inquiet penché à mon chevet. Quelques secondes plus tard, je me remémorai sans honte les événements passés.
- Explique-moi, commence Wrandrall, explique-moi comment ça se fait qu'on te retrouve par terre, endormie -que dis-je, évanouie !- au milieu de nulle part, toute bleue de froid ?! Tu sais que j'étais mort d'inquiétude et que je t'ai cherché toute la nuit ?!
Après observation, effectivement je vis qu'une mince cicatrice barrait la joue de WrandraLL. Il avait sûrement dû recevoir une branche portée par une bourrasque, pensais-je. Je me sentis soudainement horriblement coupable, mortifiée. Incapable de supporter ça plus longtemps, je fis un effort pour me lever, en vain. Je remarquai enfin que j'étais dans une petite maison coquette.
- Laisse, repose-toi, un arbre est tombé sur toi, tu as une jambe blessée. J'ai dû te porter jusqu'ici.
Incapable de dire un mot pour le remercier, je poussai une longue plainte en guise de réponse. Y'a bien mieux que surféale. Y'a amie de WrandraLL.
FIN