Je suis arrivée il y a peu à Draïa. Il ne m'a pas fallu longtemps pour remarquer que chaque fois que l'on découvre un nouveau visage en ces rudes terres, l'inévitable question se pose : qu'est ce qui a pu l'amener ici? Parfois, la question est ouvertement posée, comme j'ai pu le constater dès mon arrivée à la Taverne du Nain Joyeux. C'est en général une marque d'intérêt voire de vive sympathie, au sens premier du terme. Souvent, elle est tue, mais les regards trahissent cette curiosité. On sent que l'autre se pose précisément les questions dont on tente de percevoir les réponses derrière les façades souvent endurcies des Aventuriers.
J'ai remarqué que beaucoup se parent du mystère le plus absolu. Cette armure ne les immunise pas de la curiosité mais protège à mon sens tant bien que mal de cruelles blessures, qu'on ne saurait prendre plaisir à rouvrir. Je n'ai pas la force, aujourd'hui, de porter telle cuirasse. J'ai besoin de conter mon histoire, plus en l'honneur de la mémoire des miens que pour moi-même, même si je ne peux qu'admettre espérer quelque soulagement de cet exercice.
Je suis encore jeune, et mon récit sera relativement bref. Je m'appelle donc Noahem, du nom que m'ont choisi mes parents, il y a environ 25 Fingeliens de cela. A vrai dire, j'ignore mon âge exact, je suis né au milieu du désert au cours d'une longue marche de ma tribu. Ma mère, Enitas, m'a inculqué ce qu'elle savait et aimait : le chant et l'harmonie de tout ce qui nous entoure. J'ai eu des rapports moins privilégiés avec mon père, Andemir, par le simple fait qu'il jouait un rôle important dans notre tribu. Il était en effet considéré comme le plus puissant de nos mages. Compte tenu de notre isolement - nous rencontrions rarement plus d'une tribu au cours d'un Fingelien, et n'assistions que rarement au grand Conseil bleu, ce qui nous a parfois valu railleries ou défiance de la part d'autres tribus, sans que nous nous en offusquions car nous comprenions leur attitude – je ne saurai vous dire si sa magie était exceptionnelle ou non. Toujours est-il qu'il a souvent été celui capable de faire jaillir l'eau nécessaire à l'établissement de notre campement. Toutefois, il n'était pas chef de tribu, mais il assumait un rôle de conseiller à celui-ci qui l'occupait énormément. J'ai un grand frère, Elymarne, et une jeune sœur, Seluta. Jusqu'aux évènements récents, ma vie était consacrée autant au perfectionnement de mon chant et de ma voix qu'à la participation aux tâches utiles à la vie du campement. J'aimais par-dessus tout m'occuper de nos animaux. Je répugne d'ailleurs à manger leur viande, dont le goût me rend malade. Observer la nature, comprendre les interactions de ses différents éléments pouvait aussi m'absorber des journées entières.
Mais rien de ce que j'ai pu apprendre au travers de ces observations n'a pu m'avertir ni me préparer à ce qui est survenu en Archeno dernier…
Nous venions d'établir notre nouveau campement près d'une source chaude que nous retrouvions fréquemment en cette période du Fingelien. Nos gardes entonnaient à la nuit tombée les chants protecteurs et apaisants. Je dormais depuis au moins une heure lorsqu'un cri perçant et discordant retentit dans la nuit noire et fraîche. Mon frère et moi nous sommes contactés télépathiquement pour se confirmer l'un à l'autre que ce n'était pas un cri que l'on pouvait attribuer au peuple bleu ni aux bêtes qui l'accompagne. Alertés, nous nous sommes précipités vers là où dormaient nos parents et Seluta. Et je n'oublierai jamais ce que j'ai vu alors : une lueur rouge, qui encerclait notre campement. Et nos chants habituellement puissants, repris à l'unisson, semblaient étouffés, privés de leur portée normale. Quelqu'en fût la raison, cela produit un redoutable effet sur moi, et d'après ce que j'ai vu, sur l'ensemble de la tribu. Puis l'attaque eût lieu.
Noahem, homme bleu
L'attaque eût lieu. Puissante, violente, absolue. Nous étions submergés par le nombre. Et nous ne savions pas qui nous affrontions. Encore moins pourquoi. Des nuées d'ombres au visage couvert et aux lames effilées. Dans la confusion et le chaos, nous ne parvenions à communiquer, à nous organiser. Perçant la fureur des combats, mon père parvint à établir le contact télépathique avec moi. Ses mots furent brefs et impérieux :
- "Noahem, pour le bien de tous, fuis par les montagnes, et tente ensuite de gagner le grand campement central, et cherche Talikim. Ne te retourne pas. Tu nous retrouveras s'il est écrit ainsi. N'oublie pas, Talikim."
Je n'avais aucune envie de faire ce qu'il m'ordonnait, mais pourtant j'obéis promptement, sans la moindre hésitation. Je pus sortir du campement, car les combats n'avaient gagné l'endroit où nous gardions nos animaux, à flanc de montagne. Je m'engageai prestement dans les chemins escarpés que je connaissais bien. Mais l'obscurité et l'émotion me faisaient déraper et vaciller. Néanmoins, je poursuivis ma route, en modulant la note la plus grave et apaisante dont je fus capable. Mais celle-ci ne pouvait couvrir l'horrible musique de la bataille qui se déroulait plus bas. Je marchai ainsi toute la nuit, et au lever du jour, mon corps ne pouvant me porter plus loin, je m'endormis tapi entre un arbre et une roche. Mon sommeil fut court et agité, mais apparemment suffisant pour permettre à mes jambes d'avancer. Je profitai du maigre cours d'eau qui dévalait la pente pour remplir gourdes et fioles du précieux liquide. Je savais que mon périple à travers le désert serait long, et que chaque goutte me serait précieuse. Je trouvai aussi quelques racines comestibles que je rangeai dans mon sac.
Cinq jours durant, je déambulai seul sur le sable. Je n'avais jamais connu telle situation. Heureusement, ma vie de nomade m'avait permis d'acquérir toutes les habitudes et connaissances nécessaires à pareil voyage. Exténué, j'atteignis les portes de Takjlit Meker, le Campement Principal. Un enseignant, du nom d'Orgusin, comprit dès qu'il m'aperçut que j'avais besoin de repos et de me restaurer. Il m'offrit spontanément de venir partager son repas et de dormir chez lui. Tel accueil offrit un réconfort physique mais surtout moral. Je lui contai mon histoire. Il ne connaissait nullement Talikim, mais il me promit de m'aider à trouver la trace de ce mystérieux personnage. La recherche fut brève. Un de ses amis mages, prieur de l'Eau, lui indiqua où trouver Talikim. Orgusin m'y emmena dès que possible.
Nous arrivâmes devant une bâtisse d'argile séchée, dont le seul ornement notable était une sculpture de bois figurant une femme implorant quelque force supérieure, la tête rejetée en arrière et les bras écartés, légèrement repliés, les paumes des mains creusées et tournées vers le ciel. Cette posture me fit immédiatement penser à celle prise par certaines femmes bleues lors de danses traditionnelles. Un érudit aurait sûrement beaucoup à m'apprendre sur ce sujet. Mais l'urgence dans laquelle je me trouvais coupait court à toute vocation intellectuelle ou spirituelle. Il n'y avait pas de porte solide mais un simple rideau d'étoffe légère et poussiéreuse. J'appelais :
- " Sire Talikim? Je suis Noahem, fils d'Andemir et…"
Une voix profonde et douce retentit :
"- Entre, Noahem"
Je fis quelques pas à l'intérieur, et parvint à distinguer une silhouette assise en tailleur, une stature imposante bien qu'élancée, vétue d'une robe simple sans aucun ornement visible. Son visage était masqué par le contre-jour, mais je devinais que je me trouvais en face d'un humain et non d'un homme bleu.
La voix basse reprit :
- " Noahem, te voir ici signifie que mon ami Andemir a eu peur pour sa vie. Je vais donc te donner des documents que tu étudieras avec attention. Mais avant, écoute ce que j'ai à te dire.
Ton père et moi avons autrefois combattu ensemble. Je suppose que tu ignores son passé militaire, il ne l'aimait pas, et je ne vais pas aujourd'hui te confier ce qu'il ne voulait pas que tu saches. Toutefois, je pense pouvoir te dire sans crainte que nous avions uni nos forces dans un noble dessein. Et il compte sur toi pour le poursuivre, lorsque tu auras parfait ton entraînement, ton savoir et ta magie. Pour cela, il m'a chargé de t'envoyer, le jour où tu te présenterais devant moi, vers Draïa. Je vois à ton haussement de sourcil que son nom t'évoque des souvenirs dont tu aimerais dissiper l'épais brouillard. C'est pour cela que je vais te remettre ce coffret. Il contient des cartes des Landes Eternelles, avant et après Fingel. Tu trouveras aussi des récits sur ce grand personnage, et sur les îlots centraux. Enfin, tu trouveras aussi une lettre de recommandation que tu présenteras au dénommé Naloj dès ton arrivée.
Je n'ai guère besoin de t'en dire plus, il te faudra découvrir par toi-même les éléments manquants. Ne me pose pas de questions, je ne saurais ni ne voudrais y répondre. Ma dernière parole sera de t'inviter à la plus extrême prudence. Tu vivras et ressentiras ce que très peu peuvent endurer. Ce sera magnifique et terrifiant à la fois. Mais je crois en toi, car Andemir croit en toi. Va en paix, Noahem, même si tu devras te battre."
L'intensité du personnage, l'éclat de ses yeux, l'équilibre cristallin de sa voix m'avaient fasciné autant que ce qu'il m'avait dit avait nourri en moi de craintes et de curiosité. Je m'en retournai chez Orgusin, à la fois pour le remercier et bénéficier de ses conseils pour préparer mon nouveau départ. Il me donna un sac de plus grande taille, non pour l'immédiat, mais, me dit-il, en prévision de mon futur sur les Landes. Ce sac de cuir est finement ouvragé et d'une confection robuste, et ce présent a assurément grande valeur. Je le garde aujourd'hui précieusement, en souvenir de la noblesse d'âme de ce professeur. Je lus avec avidité tous les parchemins remis par Talikim.
En deux jours, je me trouvai prêt à naviguer vers les terres centrales, vers mon futur… et mon passé.
- "Noahem, pour le bien de tous, fuis par les montagnes, et tente ensuite de gagner le grand campement central, et cherche Talikim. Ne te retourne pas. Tu nous retrouveras s'il est écrit ainsi. N'oublie pas, Talikim."
Je n'avais aucune envie de faire ce qu'il m'ordonnait, mais pourtant j'obéis promptement, sans la moindre hésitation. Je pus sortir du campement, car les combats n'avaient gagné l'endroit où nous gardions nos animaux, à flanc de montagne. Je m'engageai prestement dans les chemins escarpés que je connaissais bien. Mais l'obscurité et l'émotion me faisaient déraper et vaciller. Néanmoins, je poursuivis ma route, en modulant la note la plus grave et apaisante dont je fus capable. Mais celle-ci ne pouvait couvrir l'horrible musique de la bataille qui se déroulait plus bas. Je marchai ainsi toute la nuit, et au lever du jour, mon corps ne pouvant me porter plus loin, je m'endormis tapi entre un arbre et une roche. Mon sommeil fut court et agité, mais apparemment suffisant pour permettre à mes jambes d'avancer. Je profitai du maigre cours d'eau qui dévalait la pente pour remplir gourdes et fioles du précieux liquide. Je savais que mon périple à travers le désert serait long, et que chaque goutte me serait précieuse. Je trouvai aussi quelques racines comestibles que je rangeai dans mon sac.
Cinq jours durant, je déambulai seul sur le sable. Je n'avais jamais connu telle situation. Heureusement, ma vie de nomade m'avait permis d'acquérir toutes les habitudes et connaissances nécessaires à pareil voyage. Exténué, j'atteignis les portes de Takjlit Meker, le Campement Principal. Un enseignant, du nom d'Orgusin, comprit dès qu'il m'aperçut que j'avais besoin de repos et de me restaurer. Il m'offrit spontanément de venir partager son repas et de dormir chez lui. Tel accueil offrit un réconfort physique mais surtout moral. Je lui contai mon histoire. Il ne connaissait nullement Talikim, mais il me promit de m'aider à trouver la trace de ce mystérieux personnage. La recherche fut brève. Un de ses amis mages, prieur de l'Eau, lui indiqua où trouver Talikim. Orgusin m'y emmena dès que possible.
Nous arrivâmes devant une bâtisse d'argile séchée, dont le seul ornement notable était une sculpture de bois figurant une femme implorant quelque force supérieure, la tête rejetée en arrière et les bras écartés, légèrement repliés, les paumes des mains creusées et tournées vers le ciel. Cette posture me fit immédiatement penser à celle prise par certaines femmes bleues lors de danses traditionnelles. Un érudit aurait sûrement beaucoup à m'apprendre sur ce sujet. Mais l'urgence dans laquelle je me trouvais coupait court à toute vocation intellectuelle ou spirituelle. Il n'y avait pas de porte solide mais un simple rideau d'étoffe légère et poussiéreuse. J'appelais :
- " Sire Talikim? Je suis Noahem, fils d'Andemir et…"
Une voix profonde et douce retentit :
"- Entre, Noahem"
Je fis quelques pas à l'intérieur, et parvint à distinguer une silhouette assise en tailleur, une stature imposante bien qu'élancée, vétue d'une robe simple sans aucun ornement visible. Son visage était masqué par le contre-jour, mais je devinais que je me trouvais en face d'un humain et non d'un homme bleu.
La voix basse reprit :
- " Noahem, te voir ici signifie que mon ami Andemir a eu peur pour sa vie. Je vais donc te donner des documents que tu étudieras avec attention. Mais avant, écoute ce que j'ai à te dire.
Ton père et moi avons autrefois combattu ensemble. Je suppose que tu ignores son passé militaire, il ne l'aimait pas, et je ne vais pas aujourd'hui te confier ce qu'il ne voulait pas que tu saches. Toutefois, je pense pouvoir te dire sans crainte que nous avions uni nos forces dans un noble dessein. Et il compte sur toi pour le poursuivre, lorsque tu auras parfait ton entraînement, ton savoir et ta magie. Pour cela, il m'a chargé de t'envoyer, le jour où tu te présenterais devant moi, vers Draïa. Je vois à ton haussement de sourcil que son nom t'évoque des souvenirs dont tu aimerais dissiper l'épais brouillard. C'est pour cela que je vais te remettre ce coffret. Il contient des cartes des Landes Eternelles, avant et après Fingel. Tu trouveras aussi des récits sur ce grand personnage, et sur les îlots centraux. Enfin, tu trouveras aussi une lettre de recommandation que tu présenteras au dénommé Naloj dès ton arrivée.
Je n'ai guère besoin de t'en dire plus, il te faudra découvrir par toi-même les éléments manquants. Ne me pose pas de questions, je ne saurais ni ne voudrais y répondre. Ma dernière parole sera de t'inviter à la plus extrême prudence. Tu vivras et ressentiras ce que très peu peuvent endurer. Ce sera magnifique et terrifiant à la fois. Mais je crois en toi, car Andemir croit en toi. Va en paix, Noahem, même si tu devras te battre."
L'intensité du personnage, l'éclat de ses yeux, l'équilibre cristallin de sa voix m'avaient fasciné autant que ce qu'il m'avait dit avait nourri en moi de craintes et de curiosité. Je m'en retournai chez Orgusin, à la fois pour le remercier et bénéficier de ses conseils pour préparer mon nouveau départ. Il me donna un sac de plus grande taille, non pour l'immédiat, mais, me dit-il, en prévision de mon futur sur les Landes. Ce sac de cuir est finement ouvragé et d'une confection robuste, et ce présent a assurément grande valeur. Je le garde aujourd'hui précieusement, en souvenir de la noblesse d'âme de ce professeur. Je lus avec avidité tous les parchemins remis par Talikim.
En deux jours, je me trouvai prêt à naviguer vers les terres centrales, vers mon futur… et mon passé.